Science sérieuse et science ridicule

Jeudi 26 février 2015

En ces temps de rigueur budgétaire, l’inquiétude gagne les milieux scientifiques. A la lecture de l’accord de gouvernement, on constate, par exemple, que le SPP Belspo[1] (organisme de soutien aux établissements scientifiques et culturels), sera supprimé, ce qui n’augure rien de bon pour la cohérence de la recherche et du partage des connaissances en Belgique.
  Diverses institutions, notamment certains musées, devront faire autant avec moins de moyens. On peut, à juste titre, craindre une pression nouvelle sur la politique de recherche scientifique. Et, avec de plus en plus d’acuité, se pose la question : que choisir entre différents projets scientifiques ? Quel type de science favoriser ?  

« Big Science », « Small Science »

  Dans cette éventualité, il ne faudrait pas tomber dans le piège du mythe suivant lequel « la qualité de la science est proportionnelle au coût de l’équipement », erreur qui conduirait à ne conserver que la « Big Science ». La « Big Science », qu’on pourrait traduire par « science lourde », comme on parle d’industrie lourde, désigne les programmes scientifiques fonctionnant avec d’énormes budgets, tant pour le matériel que pour les moyens humains. Il s’agit souvent d’exploration du très petit ou du très grand, échelles de distance dont la compréhension requièrent nécessairement de gros moyens. Télescopes spatiaux, accélérateurs de particules géants comme le CERN, décodage du génome humain, donnent de bons exemples des succès de la « Big Science ».   Or, entre les 0,0000000001 mm de l’atome et les 1000000000000000000000 km des galaxies lointaines, des scientifiques étudient les objets à taille humaine, tas de sables, nuages et plantes, ceux dont la science s’est quelque peu désintéressée au début du siècle dernier. Avec un peu d’humour, nous pouvons nommer cette activité, souvent à petit budget et avec de modestes équipes, la « Small Science ». Sans tomber dans l’exagération inverse (« la science lourde est inintéressante ») ni la schématisation excessive (« il existe deux sortes de science séparées par une nette démarcation »), je voudrais rendre ici hommage aux milliers de chercheurs s’intéressant à la « Small Science », extrêmement dynamique et riche de promesses.  

La complexité du quotidien

  Car cette science à taille humaine n’est pas science « facile », où les résultats seraient vite obtenus sur des situations simples à étudier. Bien au contraire : c’est à cette échelle, la nôtre au fond, que se cache la complexité. Si la structure de l’atome et celle de l’Univers commencent à être bien élucidées depuis le XXe siècle, le fonctionnement intime de l’atmosphère, d’une mouche, et même d’une moisissure, demeure extrêmement difficile à démêler. Prévoir le temps qu’il fera dans deux semaines représente un défi, plus compliqué que de prévoir l’avenir du soleil dans trois milliards d’années. Quant aux êtres vivants, même rudimentaires, ils représentent un sommet de complexité, car ils sont le siège d’un nombre extrêmement élevé de phénomènes interconnectés (réactions chimiques, mouvements de cellules, etc.), mettant en jeu des architectures moléculaires extraordinairement sophistiquées (dont la double hélice de l’ADN donne le plus célèbre exemple). La compréhension dans le détail du déplacement d’une simple levure, par exemple, occupe des centaines de biologistes, physiciens et chimistes pour des années encore.   Cette science des phénomènes complexes, aidée par l’outil informatique, est encore relativement jeune. Citons par exemple, depuis les années 1960, des développements importants dans l’étude des tas de sables, la « physique de la matière molle » (films de savon, gels), la chimie et la physique des systèmes biologiques (fonctionnement des muscles, par exemple), l’écologie (au sens premier de science des liens entre les êtres vivants et leur milieu). Tas de sable, films de savon … On ressent une sorte de malaise : ces sujets ne semblent-ils pas franchement risibles ? Quelle est donc cette recherche bizarre qui s’intéresse à des choses aussi anecdotiques ?  

Rire, puis penser : physique du spaghetti

Si l’on désire lire un florilège de ces recherches ridicules, il suffit de parcourir la liste des lauréats du prix Ig Nobel[2]. Ce prix, étrange mélange de bouffonnerie potache et de sérieux (il est tout de même remis à la prestigieuse université d’Harvard !), a été fondé par de véritables chercheurs à l’humour typiquement anglo-saxon, et récompense chaque année les publications scientifiques les plus loufoques[3]. En parcourant cette liste, on est partagé entre le rire et la colère : ainsi, nous, contribuables, payons les chercheurs pour s’intéresser à des choses aussi insensées que la transmission des maladies vénériennes par poupées gonflables (1996), la modification de la perception de la hauteur de la tour Eiffel lorsqu’on se penche vers la gauche (2012), une enquête sur les poils de nombril (2002), etc. Mais lisons la devise du comité Ig Nobel : « La recherche qui nous fait rire, puis penser », et réfléchissons. En quoi étudier la façon dont se brisent les spaghettis secs (prix Ig Nobel 2006) serait-il moins noble que de chercher le boson de Higgs au CERN ? Ou, pour formuler la question autrement : pourquoi, au fond, trouvons-nous ces recherches ridicules ? Voici, je pense, une première raison : parce qu’on comprend, justement, la question posée. « Pourquoi un spaghetti, tenu par les extrémités, se casse en trois et jamais en deux ? », voilà une question parfaitement compréhensible pour le non-initié. Cette affaire de spaghetti n’aurait-elle pas l’air plus respectable si on l’intitulait « Effet de rupture double sur une barre polymérique soumise à un moment fléchissant surcritique » ? Tout se passe comme si on répugnait à voir des scientifiques s’attaquer à des questions que l’on comprend. La science, pour garder sa crédibilité, devrait demeurer hermétique. Ce point de vue largement partagé est résumé par cette célèbre anecdote, celle du chauffeur de taxi prenant en voiture le physicien Feynman, et lui disant : « Je vous ai vu à la TV hier. Moi, à votre place, tous ces journalistes qui voulaient comprendre votre travail en trois minutes, je leur aurais répondu que si c'était possible, ça ne mériterait sûrement pas le prix Nobel ! ». Il me semble que cette idée selon laquelle les scientifiques ne doivent pas pouvoir faire part de leur recherche est une manifestation typique de cette coupure entre public et scientifiques, triste coupure dont, probablement, les scientifiques sont en partie responsables.[4] Une deuxième raison a trait au rapport que la science entretient entre le particulier et l’universel. Le spaghetti semble anecdotique car particulier. C’est un objet qui n’a rien de fondamental, par opposition à un atome de carbone, structure universelle dans l’Univers. Et l’on pense : « Une recherche sur le spaghetti nous apprendra des choses particulières sur le spaghetti, et rien de plus. » Or justement, la science permet d’élargir le champ de pensée, en tissant des rapports inattendus entre le particulier et l’universel. L’étude d’un spaghetti peut mener à des résultats très généraux qui s’appliqueront, pourquoi pas, à d’autres problèmes : poutres, os, peut-être même propagation d’ondes. Tout sujet d’étude anecdotique peut donc mener à des résultats universels, et c’est bien là la force du raisonnement scientifique. Faisons donc confiance à cette science du quotidien !

A quoi servent les sciences « sérieuses » ?

Pour finir, on pourrait retourner le problème et interroger la finalité des recherches considérées comme sérieuses. Sans même parler de l’industrie d’armement, combien de millions d’heures de travail sont investis pour l’amélioration perpétuelle de gadgets, dans une fuite en avant dont on peine à trouver le sens ? La physique des semi-conducteurs, des ondes hertziennes, l’électronique de pointe doivent-elles mener à quelque chose d’aussi anecdotique qu’un jeu sur smartphone ? Il s’agit là d’une vraie question, question essentielle du sens à donner à l’ensemble des progrès scientifique et techniques, du dialogue entre la population et les décideurs des programmes de recherche. Ainsi, par un aller-retour inattendu entre le trivial et le fondamental, un jeu (briser les spaghettis) peut mener à de la science « sérieuse », mais de la science réputée « sérieuse » (semi-conducteurs, ondes, électronique, etc.) peut déboucher sur le gadget. Que cela nous incite à ne pas tomber dans l’un ou l’autre excès : gardons à l’esprit qu’il existe de la recherche de qualité du côté de la « Big » comme de la « Small Science ». François Chamaraux, Docteur en physique   [1] Voir la pétition http://savebelspo.be/SaveBELSPO_fr.stm [2] Mais également, par dérision, des recherches mal menées, ou des décisions catastrophiques : ainsi le président français Chirac a reçu le prix Ig Nobel de la paix 1995, car, 50 ans après Hiroshima, il relançait les essais nucléaires dans le Pacifique.   [3] http://www.improbable.com [4] La philosophe des sciences Isabelle Stengers s’est attachée à discuter des causes et des conséquences de cette coupure. Voir par exemple Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences, Paris, les Empêcheurs de penser en rond, La Découverte, 2013.

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