Reconnaître les identités: priorité de l’école

Mercredi 5 décembre 2018

Création artistique réalisée par des enfants dans le cadre d’un atelier organisé par le C.N.C.D.
Automne 2017.
Selon Bruno Derbaix, pour contrer le populisme identitaire, l’école doit cultiver le débat et permettre aux jeunes de davantage s’impliquer dans la vie de l’école.

Pour clôturer ce dossier, Bruno Derbaix, sociologue et philosophe, auteur du livre «Pour une école citoyenne» paru en avril 2018, partage son expérience d’éducateur et d’enseignant. Partant du constat que l’institution de

l’école est «malade, mal outillée et antidémocratique», il présente les stratégies à mettre en place pour plus de solidarité, de citoyenneté et de justice entre tous les élèves et leurs professeurs.

Éduquer: Quels sont les grands principes de l’éducation active à la citoyenneté que vous défendez?

Bruno Derbaix: Avant toute chose, il est important de comprendre que la citoyenneté et la démocratie, ce sont des processus et donc des outils qu’on peut bien ou mal utiliser. Le fait d’être dans un processus démocratique ne garantit pas du tout qu’on ait choisi la bonne solution. Ce qui la garantit en principe, c’est qu’il y ait débat et qu’on recommence le processus régulièrement. Il suffit de regarder le fonctionnement des délégués de classe. Pour les jeunes qui décident de s’y impliquer, bien souvent les résultats sont maigres. Ils s’attendent à pouvoir changer les choses à l’école et faire en sorte d’avoir un monde meilleur mais la direction de l’école ne se présente même pas aux conseils d’école. Si on veut que les jeunes s’impliquent, il est urgent d’apprendre concrètement les comportements d’engagement citoyen que ce soit à l’échelle de l’école ou vers la société, et de donner des moyens pour que ces engagements-là soient efficaces. C’est le levier fondamental pour changer les choses.

Éduquer: Face à un climat politique de répression et de criminalisation des migrant·e·s, des initiatives citoyennes émergent justement y compris dans les écoles. Quel regard portez-vous sur ces cris d’alerte au sein des écoles? Que traduisent-ils selon vous?

B.D.: Elles sont tout simplement une réaction forte face à la situation que l’on vit actuellement et qui est celle d’un pays qui se dit démocratique, mais qui prend des décisions qui sont franchement contestables pour une bonne partie d’entre elles. Il y a un vrai décalage entre le moment où les gens votent et les décisions prises par la suite. En particulier, les récentes décisions de la NVA en matière d’immigration semblent très loin du désir de l’électeur. Il ne faut pas s’étonner du fait que les gens s’impliquent moins au niveau politique. Je parle de «politique» au sens large et pas seulement en termes d’engagement dans des partis.

Éduquer: Dans votre ouvrage, vous parlez de «populisme identitaire». De quelle manière pensez-vous qu’il soit possible d’aborder ce phénomène à l’école?

B.D.: Pour contrer ces réflexes identitaires profonds, il faut impérativement cesser de stéréotyper l’autre. Il faut prendre du temps pour faire autre chose que ce que l’on peut voir dans les médias. Il faut faire de la diversité quelque chose qui enrichit et qui n’est pas un problème. Pour y parvenir, on doit déjà prendre conscience de toutes ces barrières qui se dressent partout à l’école, entre les DASPA et les autres classes, entre le professionnel, le technique et le général, entre le degré supérieur et le degré inférieur. Ensuite, il faut partir de là où sont les gens, casser des murs et construire des passerelles. Je suis intimement persuadé que c’est en partant du local et donc, en vivant les valeurs citoyennes au niveau local, c’està-dire dans les écoles, les associations, que l’on peut construire un meilleur avenir.

Éduquer: Concrètement, comment cela peut se mettre en place dans les écoles?

B.D.: La stratégie pour laquelle je milite personnellement comporte deux axes. Premièrement, il faut faire connaître et reconnaître les différentes identités en présence. Toutes les identités, pas seulement ethniques, d’origine ou religieuses. On peut organiser une scène ouverte où chacun peut amener ses musiques ou un dîner de classe où on demande à chacun d’amener quelque chose à manger. On remarquera alors que chaque repas ou chaque chanson aura une connotation ethnique ou identitaire. Pourquoi? Parce qu’on voit bien que dans les écoles, les jeunes n’ont pas suffisamment l’occasion d’exprimer ces identités-là. La plupart des écoles, implicitement, même quand elles ont des acteurs de bonne volonté, ne valorisent pas du tout les identités d’origine. On interdit aux enfants turcs de parler turc dans la cour de récréation, mais s’ils parlent néerlandais on va les féliciter. On ne se rend pas compte qu’implicitement, le système dévalorise toute une série de cultures. Simultanément, il faut construire une culture commune en s’appuyant sur ces événements et ces projets et la réifier en la symbolisant par des objets. Par exemple: le t-shirt de l’école, choisi par les jeunes et qui aura cette fonction identitaire multiple qui réunira tous les enfants. Un autre moyen peut être d’organiser des séances de lecture en langue d’origine. C’est une fierté pour ceux qui lisent puis d’une certaine manière, chacun se retrouve dans la position de l’immigré. Une belle mise en abîme.

Éduquer: Reconnaître les identités de chacun·e pour les comprendre et les respecter? Cela vaut aussi pour celles véhiculées par la N-VA et ses représentants?

B.D.: Si on y réfléchit bien, les positions de la N-VA ne sont que la traduction de  toute une série de peurs qu’ont toute une série de personnes en Belgique. La N-VA ne fait que répondre à un besoin identitaire belge. Sa réussite politique témoigne activement de ce mal-être par rapport à l’identité d’origine de toute une série de Belges et du partage des territoires. On a beau la critiquer, si on n’essaie pas de répondre de manière concrète à ces besoins-là, la N-VA ainsi que d’autres mouvements ne feront que se renforcer. Pour ce faire, il faut absolument recréer des espaces où chacun peut exprimer ses identités, en débattre, pour ensuite construire ensemble une culture commune.

Éduquer: Est-ce que les débats que vous organisez dans les écoles sont plus compliqués à mener dans celles qui accueillent un grand pourcentage d’enfants issus de l’immigration?

B.D.: Il y a plus d’identités représentées mais ça ne complique pas forcément le débat. Le problème de fond, c’est qu’en termes de mixité des élèves, on n’y est pas encore. Dans certaines écoles, des équipes pédagogiques et des parents continuent d’adopter des stratégies pour éviter d’accueillir un public mixé. Depuis le décret Missions instauré en 1997, on a décrété que les missions de l’école, en Communauté française, n’étaient pas que de l’instruction mais également de l’éducation et du vivre-ensemble. Le problème, c’est qu’on n’a pas du tout donné aux écoles les moyens d’y répondre. Dans 99% des établissements, cela ne figure même pas dans les missions des profs, lettres de mission ou descriptifs, quand il y en a un ou une.

Éduquer: Est-ce principalement à cause de ce manque de moyens investis et d’outils proposés aux écoles que vous qualifiez l’institution scolaire de «malade»? Quelle est votre école idéale?

B.D.: En effet, on n’a pas su accompagner les écoles dans ces nouvelles missions. Force est de constater que les écoles sont restées dans des configurations architecturales qui défavorisent complètement les projets collectifs et les échanges. L’école c’est: un tableau, un prof, 25 bancs, éventuellement un cahier, avec tous des élèves qui sont censés être en même temps, tous ensemble, sur une tâche individuelle, coordonnée par un adulte dans un espace fermé. Donc, on est très peu dans l’action et dans la tâche collective. Les enseignants ne sont pas outillés pour faire face à des situations multiculturelles. Dans la plupart des écoles que je visite, les enseignants ne sont pas ouverts à entreprendre une démarche dans ce sens-là. Mais en proposant des débats, on prend les écoles où elles en sont dans leur problématique et on déconstruit les stéréotypes ensemble. Mon idéal d’école, c’est une école qui est à la fois, multiculturelle, performante et ouverte sur plein de qualités différentes et pas seulement sur les apprentissages scolaires. Dans toute une série d’écoles, cet objectif-là nécessite de faire encore un long chemin.

Éduquer: À quand une école ouverte et démocratique offrant les mêmes possibilités de réussite à tous ces élèves en ce compris, les migrant·e·s?

B.D.: Globalement, les écoles font face à une diminution de moyens alors que le nombre de migrants croît encore. Pourtant, avec un public de primo-arrivants, il faut d’abord pouvoir installer un cadre sécurisant, en particulier s’ils ont été déscolarisés, traumatisés… ce qui nécessite des moyens supplémentaires. L’école manque de traducteurs à sa disposition, tout comme d’une possibilité de mettre en place un accompagnement comportemental personnalisé et des stratégies d’évaluation comportementale pour encourager ces jeunes. L’organisation de projets collectifs avec toute l’école est essentielle pour ne pas isoler les DASPA et pourrait permettre d’acquérir rapidement des «bons points» pour valoriser leur travail. Je crois qu’en attendant une bonne volonté politique, il faut privilégier les stratégies collectives comme la technique de la grande sœur ou du grand frère qui s’avère vraiment très efficace avec les élèves plus fragiles. C’est vraiment réconfortant et source d’espoir de pouvoir rencontrer et compter sur un aîné. On peut aussi créer des espaces de discussions, des processus d’intelligence collective et sonder les élèves sur «quels sont les problèmes? Quelles sont les solutions?». Il s’agit en fin de compte simplement de générer de la solidarité au sein d’un groupe, ce qui va donner un cadre et tendanciellement diminuer la nécessité de prise en charge individuelle des enfants primo-arrivants.  

Maud Baccichet, Ligue de l’Enseignement et de l’Éducation permanente

Légende illustration: Création artistique réalisée par des enfants dans le cadre d’un atelier organisé par le C.N.C.D. Automne 2017.  


Bruno Derbaix intervient en conférence et en appui d’équipes de direction. Il a rédigé l’ouvrage «Pour une école citoyenne». Comment réfléchir l’école du 21e siècle? Comment faire diminuer la violence dans les établissements? Inclure les élèves dans un processus de prise en charge et de participation? Voilà une réflexion doublée d’une boite à outils qui permettra à ceux dont la volonté est d’aller de l’avant, de travailler pour mettre en place l’école d’aujourd’hui et de demain. Le site www.ecolecitoyenne.org propose divers outils et réflexions sur l’éducation à la citoyenneté dans les écoles inspirés directement de l’ouvrage de Bruno Derbaix.

déc 2018

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