Prix Nobel, « nytta » et plaisir de savoir

Jeudi 4 décembre 2014

La nomination des lauréats du prix Nobel 2014 m’a donné envie de relire le testament à l’origine de ce prix. Enrichi par la mise au point de la dynamite, l’industriel suédois Alfred Nobel demanda, en 1895, que les intérêts provenant du placement de sa fortune soient « distribués sous forme de prix aux personnes qui, durant l’année écoulée, auront procuré les plus grands bienfaits à l’humanité »1. Nobel emploie le joli mot « nytta », traduisible par « avantage, bienfait, service », et pas nécessairement « bien-être ».

Que ce travail soit directement ou très indirectement lié au progrès de l’humanité, voici une question intéressante. Car si le Nobel de physique récompense, cette année, une découverte jouant directement sur notre quotidien (la diode électroluminescente bleue, ouvrant la voie aux éclairages faible consommation), on s’interroge, à juste titre, sur le lien entre « la découverte de la liberté asymptotique dans la théorie des interactions fortes » (une percée dans la compréhension des particules élémentaires, prix de physique 2004) et la perspective d’un « bienfait apporté à l’humanité ». Le prix Nobel récompense généralement ce qu’on appelle la « Big Science », la science des grands équipements coûteux, éloignée du quotidien, dont les retombées sur la vie courante apparaissent comme lointaines, sinon inexistantes. Il paraît dès lors injuste que des recherches « utiles » et peu coûteuses ne soient pas couronnées par le prix. Le philosophe des sciences Jean-Marc Lévy-Leblond2 proposait ainsi la candidature du docteur Mahalanabis, de Calcutta, pour la mise au point de sels de réhydratation au prix dérisoire, qui sauvent chaque année la vie de millions d’enfants victimes de diarrhées aiguës.

De l’utile à l’inutile

Entre les sels de réhydratation, les diodes bleues et la liberté asymptotique, on en vient à s’interroger sur le sens du « nytta » de Nobel, et finalement à se demander : à quoi sert la science ? Face à cette question, je vois plusieurs niveaux de réponse, de l’« utile » vers l’« inutile ». D’abord, les applications directes de la science, améliorant nos conditions de vie – vaccins, matériaux, communications, etc. C’est ainsi que se justifie la majorité de l’activité scientifique : ingénierie, recherche appliquée, médecine, etc. Ensuite, la science guide l’action politique. Les scientifiques, observateurs attentifs, nous renseignent sur l’état du monde, inspirent des décisions politiques. Par exemple, les climatologues chargés de faire l’état des lieux en matière de réchauffement climatique, nous mettent en garde, et reçoivent, en 2007, le Prix Nobel … de la Paix. Au niveau suivant, on trouve cette réponse : « Ma recherche peut avoir des retombées intéressantes, mais plus tard. » . C’est ainsi que se justifie l’activité scientifique à plus long terme, c’est-à-dire la recherche fondamentale. C’est ce genre de travaux, éloignés du quotidien, que récompense souvent le Nobel. Enfin, à un niveau supérieur dans l’« inutilité », voici la science « qui ne sert à rien, qui ne servira peut-être jamais à rien » et qui, pourtant, apporte beaucoup sur le plan de la connaissance de soi et de la relation au monde. C’est ce quatrième niveau que je voudrais explorer ici. Parmi ces sciences paraissant « vraiment inutiles » mais philosophiquement riches, voici, par exemple, la cosmologie et ses questions : quelle est la taille de l’Univers ? Y a-t-il de la vie ailleurs que sur Terre ? Mais une multitude d’autres thèmes, plus proches du quotidien, peuvent retenir l’attention de tout un chacun : l’intelligence animale, le fonctionnement des muscles, la symétrie des flocons de neige, etc. Toute science partagée peut nourrir la curiosité dans le plaisir. La science, bien racontée, nous rend intelligent. Assister à une conférence de l’astrophysicien H. Reeves, lire un livre du biologiste S. J. Gould, me font accéder à quelque chose d’essentiel. Même si je ne retiens pas tout, j’entre en contact avec un enthousiasme, des portes s’ouvrent pour moi sur un univers fascinant. Je me dis : je peux découvrir, et comprendre. C’est en ce sens qu’on peut voir du « nytta » là où il n’y a pas nécessairement progrès matériel.

S’enthousiasmer

J’entends souvent cette objection : la science, avec sa froide vision mécaniste, ne désenchante-t-elle pas le monde ? Comme se le demandait H. Reeves lorsqu’il était étudiant, la maîtrise des équations de l’électromagnétisme, qui décrivent la propagation de la lumière, rend-elle le spectacle du coucher de soleil moins poétique?3 Il me semble que cela fait partie de notre tâche de scientifiques de donner les moyens de répondre par la négative. En m’intéressant à la science, j’apprends, par exemple, que je partage des molécules avec les plantes, que nous sommes faits des mêmes atomes que les cailloux. J’apprends que mon corps, comme la terre et l’air, est constitué de résidus de cadavres stellaires - fait étonnant qui n’est pas sans rappeler certaines mythologies « primitives ». J’apprends, au fond, quelque chose d’essentiel sur l’homme. La science nous renseigne sur notre lien avec le monde et contribue, sans aucun doute, à donner du sens à nos existences, sans oblitérer, me semble-t-il, la poésie dégagée par un phénomène naturel. Finalement, l’activité scientifique, comme la philosophie ou l’art, nous accompagne dans nos questionnements fondamentaux : d’où venons-nous, qui sommes-nous ? Elle nous guide dans le désir universel de se situer dans le temps et dans l’espace. Regardons un enfant explorant un jardin, se demandant ce qu’il y a derrière la montagne, ou interrogeant ses parents sur les événements antérieurs à sa naissance. Les cosmologistes ne font pas autre chose, s’interrogeant sur ce qu’il y a au-delà de notre galaxie, ce qu’il y avait voilà 15 milliards d’années. La science fait de la curiosité une vertu. Loin de gâcher le spectacle, elle le rend plus enthousiasmant. Il est certes regrettable que le prix Nobel récompense davantage la « Big Science » que les « bienfaiteurs de l’ombre » comme M. Mahalanabis. Il couronne cependant de grands travaux, qui, même sans contribuer directement au bien-être, apportent quelque chose d’important (« nytta ») à l’humanité.   François Chamaraux, Docteur en physique   [1] http://www.nobelprize.org/alfred_nobel/will/will-full.html [2] Impasciences, J-M. Lévy-Leblond, Paris, Points, 2003. [3] Malicorne, H. Reeves, Paris, Points, 1998.  

déc 2014

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