Physique de la bicyclette

Mercredi 20 avril 2016

La bicyclette est le moyen de transport autonome le plus efficace inventé par l’Homme. Autonome, donc sans électricité, sans cheval et sans essence. Efficace aussi: le vélo donne le meilleur rapport entre la distance parcourue et l’énergie dépensée. Le fonctionnement du vélo contient une foule de phénomènes physiques tous plus intéressants les uns que les autres. On peut observer, sur un cycliste en marche, l’illustration de la quasi-totalité des chapitres de mécanique classique : effet de levier, rotations, équilibre dynamique, etc.

  Au début du XVIIe, Galilée n'avait pas de bicyclette à observer, mais s’est posé des questions sur le mouvement en observant des pendules, des bateaux et des charrettes. De nos jours, observer un vélo est un bon moyen de réfléchir comme Galilée. Que se passe-t-il si, lancé à bonne vitesse sur du plat, on cesse de pédaler et on se laisse aller avec son élan ? On finit par s’arrêter. Au bout de quelle distance ? Vingt mètres, peut-être trente. Posons-nous la question de Galilée : peut-on augmenter la distance d’arrêt ? Bien sûr. On peut, par exemple, huiler le vélo (en particulier les axes des roues). On peut monter des pneus plus fins et bien gonflés. Trouver une route bien lisse. Se pencher en avant pour offrir moins de résistance au vent. Investir dans un vélo couché pour offrir encore moins de résistance, voire un vélo caréné, c’est-à-dire avec une carrosserie aérodynamique comme une voiture. Quelle est alors la distance d’arrêt ? Peut-être 40, 50 mètres. Peut-on faire mieux ? Cela devient plus difficile, mais pas impossible. Pédalons dans un tube dans lequel on a fait un vide quasi parfait, pour éliminer presque totalement les frottements de l’air. Utilisons un vélo perfectionné, sans roues, monté sur une voie à lévitation magnétique, pour supprimer complètement les frottements sur la route. Quelle est, alors, la distance d’arrêt ? 500 mètres, peut-être des kilomètres. Voici la question extraordinaire que Galilée s’est alors posée : que se passe-t-il si on envisage une route parfaitement unie, un vide complet, un vélo parfait, sans aucun frottement ? Question surprenante puisqu’elle ne correspond à aucune expérience possible … mais à un cas limite dont on ne peut que s’approcher. Galilée répond à cette question par le principe d’inertie : « Une vitesse quelconque imprimée à un corps se conserve rigoureusement aussi longtemps que les causes extérieures daccélération ou de ralentissement sont écartées. »[1] Ainsi, en l’absence de force, un mouvement commencé ne s’arrête jamais ! Ceci a été le point de départ d’une analyse moderne du mouvement. Pour la première fois, quelqu’un comprenait que, pour maintenir une vitesse, il ny a pas besoin de force. Depuis l’Antiquité, on considérait qu’une force est nécessaire pour entretenir un mouvement, ce qui est toujours l’avis général de n’importe qui n’ayant pas étudié la mécanique. Ce pas de géant de Galilée a permis à Newton d’énoncer qu’une force modifie (et non maintient) la vitesse. Newton fondait ainsi la mécanique moderne, celle sur laquelle on se base toujours pour envoyer des hommes sur la Lune.

Métro à pédales

Ainsi, une fois lancé, maintenir sur du plat une vitesse constante sans frottement ne demande aucune force, aucune énergie. 400 ans après Galilée, il est dommage que cette idée ne soit pas largement partagée, car elle a d’importantes conséquences quotidiennes. Par exemple, dans de bonnes conditions, c’est-à-dire à faibles frottements, se déplacer en ville ne réclame pratiquement aucun effort (le fait qu’il y ait des pentes modifie peu le raisonnement). Si le vélo et sa circulation étaient améliorés par une foule d’ingénieurs, aussi attentionnés que ceux qui perfectionnent amoureusement les voitures depuis cent ans, des déplacements de dix ou quinze kilomètres (de Laeken à Uccle, une distance considérée comme héroïque pour un cycliste de nos jours) demanderaient un effort modeste. Parmi les améliorations possibles, citons une transmission bien réglée, les vélos couchés et carénés, des engins sur rail, dans un tube pour éviter le vent, voire un tube à vide partiel. Citons également l’idée des transports collectifs à propulsion musculaire (une sorte de métro où chacun pédalerait selon sa force), pas si utopique qu’il paraît, puisqu’elle ne se heurte à aucun obstacle d’ordre technique et réclame des investissements sans doute bien inférieurs à n’importe quel grand projet autoroutier. Le principe d’inertie nous assure qu’un tel véhicule collectif bien conçu pourrait atteindre la vitesse d’un métro pour un effort moyen - tout en contribuant à régler le problème du surpoids en Occident.

Energie : les tribulations dune betterave

Même s’il est difficile de définir l’énergie, on en a une idée intuitive : l’énergie est une qualité que possède un corps qui peut produire du mouvement ou de la chaleur. Un des principes fondamentaux de la physique stipule que l’énergie ne peut être ni créée ni détruite, mais uniquement déplacée ou transformée. Ce principe a été un des grands accomplissements de la science du XIXe, unifiant différentes branches de la physique (mécanique, thermodynamique et chimie notamment). Considérons maintenant un cycliste en route sur du plat. Il possède de l’énergie dite cinétique (liée au mouvement). D’où vient cette énergie ? Du travail de ses muscles, qui ont transformé de l’énergie chimique (provenant du glucose dans le sang) en énergie mécanique. La correspondance entre les deux formes d’énergie est bien connue : 0,1 gramme de glucose donne par combustion 1600 joules, ce qui représente l’énergie nécessaire pour lancer un cycliste à 20 km/h. D’où vient le glucose ? Généralement d’une plante, par exemple un plant de betterave à sucre, qui, par un processus chimique appelé photosynthèse, a produit du sucre à partir d’eau et de CO2, grâce à l’énergie lumineuse du soleil reçue par ses feuilles. Ainsi, les plantes sont-elles le premier maillon de la conversion de l’énergie du soleil vers le mouvement des muscles. Notre cycliste veut maintenant allumer ses phares. Il branche la dynamo, un appareil qui convertit l’énergie mécanique en énergie électrique (correspondant au mouvement ordonné d’électrons dans les fils). Là aussi, la conversion est connue. Avec ses 20 km/h, notre cycliste peut, en théorie, produire une énergie électrique de 3 watts pendant dix minutes avant de s’arrêter. Ensuite, nouvelle conversion d’énergie, une ampoule branchée sur la dynamo transforme l’énergie électrique en énergie lumineuse. La boucle est bouclée, dirait-on : l’énergie lumineuse du Soleil se transforme en sucres par photosynthèse, la combustion du sucre dans les muscles devient du mouvement, ce mouvement se transforme en électricité et, enfin, en énergie lumineuse. On peut se poser la question amusante suivante : peut-on, après avoir mangé 0,1 gramme de glucose, pédaler avec un vélo muni d’une dynamo et une ampoule devant un plant de betteraves, et faire pousser celui-ci suffisamment pour obtenir … 0,1 gramme de glucose ? Après tout, puisque l’énergie se conserve, l’énergie lumineuse de départ devrait, après transformations, redonner la même quantité de lumière et donc de sucre.

Pertes d’énergie

La réponse est négative, à cause d’un problème de rendement : l’énergie se conserve, certes, mais à chaque étape de transformation, il y a des « fuites ». Ainsi, la betterave ne capte pas la totalité de l’énergie pour produire du sucre : elle produit également d’autres choses, comme les feuilles, et renvoie une partie de la lumière. Comme transformatrice d’énergie lumineuse en énergie chimique, la betterave a donc un rendement bien inférieur à 100 %. Le rendement du corps humain, comme convertisseur chimique-mécanique, est également faible (il a besoin d’énergie pour d’autres tâches que le mouvement, comme la digestion). La dynamo chauffe, gaspillant ainsi une partie de l’énergie mécanique, et ne produit pas autant d’électricité que ce à quoi on pourrait s’attendre : encore un rendement décevant. L’ampoule chauffe également, et ne convertit qu’une faible fraction de l’électricité en lumière. Le rendement d’une ampoule à filament est très mauvais. Au final, donc, ce processus soleil-betterave-cycliste-lumière présente un rendement extrêmement faible. Les phares du cycliste produisent beaucoup moins de lumière que ce que le soleil a donné à la betterave initiale !

Etudiants, faites du vélo

Le vélo présente une foule d’avantages bien connus, qui en font le moyen de transport urbain idéal: peu encombrant, silencieux, non polluant, bon pour la santé cardiaque et articulaire. J’y vois un autre avantage plus subtil, celui de nous garder en contact avec les réalités du monde physique. Il faut avoir peiné sur un vélo mal graissé, senti le manque de sucre, vu le faible éclairage que notre dynamo permet, pour prendre conscience dans son corps des grandes idées de la physique.

François Chamaraux, Docteur en physique

[1] Cité par A. Einstein, L. Infeld, L’évolution des idées en physique, Flammarion, Paris, 1983, p 13.

Avr 2016

éduquer

121

Du même numéro

Articles similaires