Philosophie et citoyenneté: à l’école de la démocratie

Vendredi 23 février 2018

Le décret du 22 octobre 2015 relatif à l’organisation d’un cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté est l’aboutissement d’un double processus historique concernant, d’un côté, l’éducation civique et, de l’autre, l’éducation morale et religieuse.
En instaurant dans la grille horaire des écoles officielles un cours commun à tous les élèves, le décret marque un progrès. Mais en autorisant l’enseignement privé confessionnel à ne pas organiser le cours et à en saupoudrer les contenus dans les autres matières, notamment de religion, le décret est un recul.

L’éducation à la citoyenneté

Former à l’école les futur.e.s citoyen.ne.s est une préoccupation importante et ancienne. Sans remonter à l’histoire lointaine des cours de civisme, rappelons que l’éducation à la citoyenneté constitue l’un des quatre objectifs généraux de l’enseignement obligatoire définis dès 1997 à l’article 6 du décret Missions: «préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures»[1]. Dix ans plus tard, un nouveau décret visant au renforcement de l’éducation à la citoyenneté dans l’enseignement primaire et secondaire impulse plusieurs initiatives: la création et diffusion d’un document intitulé «être et devenir citoyen»[2] visant à l’acquisition de références pour la compréhension de la société civile et politique, la mise en place d’activités interdisciplinaires pour une citoyenneté responsable et active, la mise en place de structures participatives pour les élèves (élections de délégués, etc.)[3]. La mission d’éduquer à la citoyenneté découle de la nature même des démocraties modernes représentatives et de la vision de l’être humain en société formulée par la pensée des Lumières: l’homme étant auteur des lois et sujet de droits, il faut le préparer à son rôle de citoyen, de telle sorte que l’égalité devant la loi, l’exercice des libertés et le respect des devoirs, la formation de l’opinion publique et l’activité législative basées sur la discussion publique, rationnelle et argumentée ne soient pas qu’un vain mot mais correspondent à une participation réelle des citoyens.[4] Cette volonté des pouvoirs publics de préparer les jeunes à l’exercice de la citoyenneté s’était déjà exprimée clairement pour l’enseignement officiel dans les décrets sur la neutralité. Ceux-ci définissent, en effet, la neutralité en relation directe avec les institutions et les principes démocratiques. Le décret sur la neutralité de l’enseignement organisé par la Communauté française précise par exemple dans son article 2 que «l’école de la Communauté éduque les élèves qui lui sont confiés au respect des libertés et des droits fondamentaux tels que définis par la Constitution, la Déclaration universelle des droits de l’homme et les Conventions internationales relatives aux droits de l’homme et de l’enfant qui s’imposent à la Communauté.»[5] En ce sens, l’inscription de l’éducation à la citoyenneté dans un cours ordinaire destiné à tous les élèves, obligatoire et sanctionné dans le cadre de l’évaluation de la réussite, peut être considérée comme l’aboutissement logique d’un processus parvenu à maturité, au moins dans l’enseignement officiel. Mais le fait que l’enseignement privé confessionnel se soit réservé la possibilité de ne pas organiser le cours et d’en disperser les contenus dans les différentes matières, en particulier de la religion, traduit une sorte de régression, autant sur le plan de la philosophie que de la citoyenneté. En effet, l’intégration de ces contenus dans la formation religieuse revient à subordonner tant la philosophie que la citoyenneté à la religion. Or, au moins depuis les Temps Modernes, celles-ci se sont émancipées de celle-là: quel philosophe, même de sensibilité chrétienne, pourrait-il réduire le questionnement philosophique aux limites du dogme, de la foi ou de l’expérience religieuse, réduisant ainsi la radicalité de la philosophie à celle d’une discipline seconde, fondée en religion? Et que dire de l’expérience du pluralisme dans les sociétés modernes, si l’éducation aborde la citoyenneté à partir et dans le cadre de la formation religieuse, de la même manière que tout fondamentalisme religieux dénie à la sphère politique son autonomie par rapport à la religion?

L’éducation morale et la philosophie

L’enjeu de l’éducation morale est plus ancien encore. Au XIXe siècle, et ce, au moins jusqu’à la première guerre mondiale, l’éducation morale est considérée comme le prolongement de la religion. Telle est du moins la doctrine catholique. Mais comme le Parti catholique forme des gouvernements homogènes de 1884 à 1914, c’est aussi le sens de la législation. L’éducation morale ne peut être assurée que par des religieux et les instituteur.trice.s se voient expressément interdire le droit d’enseigner la morale à leurs propres élèves dans l’enseignement officiel qui, par ailleurs, à l’exception de quelques villes laïques, est confessionnel. Durant le dernier quart du XIXe siècle, l’opposition libérale de gauche et socialiste conteste cette vision des choses et, peu à peu, se développe l’idée, qu’à côté de la morale inspirée par la religion ou par la commune appartenance au genre humain, existe une morale sociale, qui résulte de la participation à la société, et qui, par sa dimension politique, incombe moins aux autorités religieuses qu’aux autorités civiles. L’idée d’une morale civique va trouver une première concrétisation légale à travers les initiatives du Ministre Jules Destrée qui publie en 1921une circulaire introduisant des leçons de morale données en classe par l’instituteur[6]. Les leçons portent sur la morale personnelle, l’attitude morale vis-à-vis d’autrui et l’éducation nationale, c’est-à-dire, civique. Peu à peu, un cours de morale s’organise, par ailleurs, pour les élèves dispensés du cours de religion. Et, en 1959, la loi du Pacte scolaire instaure, à égalité avec les cours de religion, un cours de morale non confessionnelle, à raison de deux heures par semaine. La législation prévoit, en outre, durant toute la durée de la scolarité obligatoire, l’éducation religieuse ou morale, à charge de l’État, une disposition qui sera reprise en 1988, dans l’article 24 de la Constitution. Dès cette époque, le statut du cours de morale interroge, y compris dans les milieux laïques. Faut-il y voir un cours de morale non confessionnelle (c’est-à-dire «neutre»), susceptible de s’adresser à tous les enfants qui, ne se reconnaissant pas dans l’une des religions reconnues, sont dispensés des cours de religion correspondants? Ou s’agit-il d’un cours engagé, c’est-à-dire, un cours de morale laïque et libre-exaministe? Dans le premier cas, le cours peut être rendu obligatoire pour tous les enfants qui ne vont pas au cours de religion dans la mesure où il évite de froisser, par sa neutralité même, les opinions de chacun. Dans le second cas, il doit être facultatif, afin de respecter la liberté de consciences des élèves et de ne pas les obliger à adhérer à des convictions philosophiques, rationalistes, par exemple, qui ne sont pas les leurs.

L’avis de la Cour constitutionnelle

Le débat rebondit ces dernières années, suite à de nombreux travaux menés par différents constitutionalistes. La Cour constitutionnelle trancha dans un arrêt devenu célèbre en 2015[7]. Dans cet arrêt, la Cour statue que les cours de religion comme de morale ayant un caractère engagé, ils doivent être facultatifs. Mais comme la Constitution prévoit l’éducation morale et religieuse durant l’obligation scolaire à charge de l’État, les cours doivent être organisés. L’occasion était trop belle d’organiser, à côté (ou partiellement à la place) des cours dits «convictionnels», des cours de philosophie. Déjà au début des années 2000, le Parlement de la Communauté française avait étudié la possibilité d’organiser un cours de philosophie. Mais, l’impossibilité pour la Communauté française de financer un cours supplémentaires avait laissé sans lendemain ces initiatives. C’est donc, à l’intérieur des cours de morale laïque, que la philosophie comme discipline va se développer, grâce à de nombreuses initiatives de l’Inspection des cours de morale, à l’enthousiasme des professeur.e.s de morale diplômé.e.s en philosophie et aux apports des travaux menés dans le domaine de la «philosophie pour les enfants».

Instauration du cours de philosophie et d’éducation à la citoyenneté

En 2015, suite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, le décret relatif au cours et à l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté est adopté par le parlement de la Communauté française[8]. Il instaure dans l’enseignement officiel une heure de philosophie et d’éducation à la citoyenneté durant toute la durée de l’obligation scolaire. Les cours de religion et de morale laïque deviennent parallèlement facultatifs et sont réduits à une heure de cours par semaine. Pour les élèves qui sont dispensés de cette heure de cours, une deuxième heure de renforcement en philosophie est créée. L’engagement du gouvernement de la FWB de préserver l’emploi des enseignant.e.s de religion et de morale a provoqué un véritable imbroglio dans l’attribution des cours. La législation autorise, en effet, l’attribution conjointe d’heures de cours de morale ou de religion et d’heures du cours de philosophie. Voici donc des enseignant.e.s qui, dans le même établissement scolaire (mais dans des implantations différentes) peuvent être amenés à donner, tantôt des cours engagés (de morale ou de religion) ou neutres (de philosophie et d’éducation à la citoyenneté). Sur le plan des principes, mais aussi, sur le plan humain et pédagogique, la confusion des genres est peu acceptable. Ainsi, tandis que l’introduction d’un cours d’éducation à la citoyenneté qui s’appuie sur le questionnement critique, l’argumentation et la clarification des notions qu’apporte la philosophie, a permis de renforcer le caractère neutre de l’enseignement officiel, la manière de résoudre la question sociale induite par la réforme, a introduit, quant à elle, une sorte de confusion dans cette même neutralité. Ce faisant, l’introduction du cours de philosophie et d’éducation à la citoyenneté constitue autant une avancée qu’un recul pour l’enseignement officiel de caractère neutre. Patrick Hullebroeck, directeur de la Ligue de l’Enseignement et de l’Éducation permanente, asbl   [1] Art.6, §3 du décret du 24 juillet 1997 définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre (MB 23-09-1997). [2] à télécharger librement: www.enseignement.be/index.php?page=24685 [3] Décret du 12 janvier 2007 relatif au renforcement de l’éducation à la citoyenneté responsable et active au sein des établissements organisés ou subventionnés par la Communauté française (MB 20-03-2007). [4] Claudine Leleux, Chloé Rocourt, Jan Lantier, Education à la philosophie et à la citoyenneté, éd. De Boeck Van In, Mont-Saint-Guibert, 2017, p. 14 et sv. [5] Art. 2 du Décret du 31 mars 1994 définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté (M.B. 18-06-1994); Idem dans l’art.3 du Décret du 17 décembre 2003 Décret organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné et portant diverses mesures en matière d’enseignement (M.B. 21-01-2004). [6] Circulaire du 15 juin 1921. Voir à ce propos: Patrick Hullebroeck, Histoire du cours de morale laïque de la naissance de la Belgique au Pacte scolaire (1830 – 1959), p. 65 et suivantes. [7] Arrêt n°34/105 du 12 mars 2015 [8] Décret du 22 octobre 2015 relatif à l’organisation d’un cours et d’une éducation à la philosophie et à la citoyenneté (M.B. 09-12-2015).

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