Olivier Delatte, dentiste: «Je suis un artisan»

Dimanche 8 novembre 2020

François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

Quelles sciences se cachent derrière la dentisterie? Comment évolue le quotidien de ce métier? Qu’est-ce qu’une carie? Entretien avec un dentiste curieux et passionné.

Éduquer: Quel est ton parcours?

Olivier Delatte: En secondaire, je voulais devenir médecin. Après quatre ans d’études de médecine, tout à coup, j’ai eu une crise, j’ai voulu sortir au plus vite de ces études, gagner ma vie. Le chemin le plus court, c’était dentisterie. C’est une vocation tardive!

Éduquer: J’ai enseigné moimême la physique à des futur·e·s médecins. Penses-tu que la formation scientifique soit utile pour ton métier?

OD: Oui, on a besoin d’une base en physique, chimie, un peu de maths, mais franchement, c’est une base que j’utilise peu, sauf si je faisais de la recherche et développement: là, il faudrait faire de la chimie, des statistiques. Mais comme praticien, je suis un artisan qui applique des protocoles. Je me tiens au courant des nouveaux matériaux, mais du point de vue de l’utilisation pratique. Je lis les articles, et je comprends plus ou moins. Mais en général, dans les articles de dentisterie, les sciences qu’on utilise communément, c’est la physiologie, l’anatomie, pas la physique ni la chimie.

Éduquer: Qu’entends-tu par «artisan» dans ton cas?

OD: Je mets en place des protocoles qui ont été décrits, mais je les adapte: il y a la réalité, ton patient, tu dois composer avec cela. Je dois rester dans les règles et m’adapter à la situation. C’est cela qu’on entend par «art dentaire». C’est tout le temps nouveau, parce que les cas ne sont jamais les mêmes. Tout ce que je fais, c’est du «sur mesure», sur du vivant.

Éduquer: Que fais-tu concrètement?

OD: 50% de prévention (détartrage, contrôles, conseils d’hygiène, de nettoyage), et 50% de soins. Il ne faut jamais oublier que le mieux, c’est toujours la dent naturelle intacte. Tout ce qu’on fait (implants, matériaux) est moins bien que ce qu’il y avait au départ! Donc le plus efficace, c’est la prévention. Les soins concernent surtout des caries et des problèmes parodontaux, c’est-à-dire tout ce qui est autour et très près de la dent (gencive, os). Je fait aussi de la réhabilitation avec des prothèses dentaires, des orthèses…

Éduquer: Les pratiques de dentisterie ont-elles évolué depuis tes études dans les années 80?

OD: Oui. On peut nommer quatre grandes révolutions ces dernières décennies. Le collage d’abord: coller des choses sur des dents, ça tient bien maintenant. Deuxième révolution: les implants au titane. Le titane est un métal bien spécial, car il est intégré par l’os! Donc quand on fait un implant en titane, on visse une sorte de fausse racine, et cette vis est «ostéo-intégrée». C’est comme une cheville dans un mur, mais encore mieux, car le mur se reconstruit et vient adhérer autour de la cheville! Troisième révolution: les outils en nickel-titane. Les instruments faits de cet alliage sont très élastiques, et peuvent être utilisés en rotation rapide dans des canaux courbes. Cela permet d’accéder dans l’intérieur courbe de la racine, là où un instrument en acier casserait vite. L’endodontie[1] est devenue plus simple, plus fiable. Une quatrième révolution est en train d’arriver: les céramiques bio-compatibles. La recherche est en train de mettre au point des protocoles où on met ces produits dans les canaux, et cela permet d’obtenir une guérison de la pulpe dans le canal. On va donc faire de moins en moins de dévitalisations.

Il faut poursuivre les efforts de prévention dans les milieux défavorisés. Car le prix n’est pas le seul obstacle: malgré la gratuité totale des soins dentaires des enfants, beaucoup de parents n’amènent pas les enfants chez le dentiste.

Éduquer: Y a-t-il moins de caries qu’autrefois?

OD: Oui, grâce, je pense, aux campagnes de prévention, ainsi qu’aux dentifrices fluorés. Mais le succès de la prévention dépend des milieux sociaux. Il existe une corrélation inverse entre le niveau d’études de la mère et le nombre de caries des enfants. Donc il faut poursuivre les efforts de prévention dans les milieux défavorisés. Car le prix n’est pas le seul obstacle: malgré la gratuité totale des soins dentaires des enfants, beaucoup de parents n’amènent pas les enfants chez le dentiste. Il y a encore des gens qui pensent que «les dents de lait ne sont pas importantes», qu’une dent de lait cariée ne mérite pas de soin. Or une dent de lait abîmée peut perturber la dent définitive ou transmettre la lésion aux dents définitives voisines. Et puis il y a la dent de six ans qui est mal connue: cette dent, qui arrive chez l’enfant vers six ans et qui ne fait pas tomber de dent de lait, n’est pas une dent de lait, mais elle est définitive! Donc de façon générale, la gratuité des soins ne suffit pas: il faut continuer la prévention.

Éduquer: Parfois on parle de vaccin contre les caries. Qu’en penses-tu?

OD: Je pense qu’il n y a rien de sérieux. Il y a trop de bactéries différentes, des centaines, peut-être des milliers, pour pouvoir mettre au point un vaccin.

Éduquer: Peux-tu nous expliquer le mécanisme des caries?

OD: Tu as une dent sur laquelle il y a des bactéries; quand tu manges du sucre (du sucre ordinaire, ou des fruits, ou du miel) certaines de ces bactéries, dites cariogènes, se nourrissent du sucre et font de l’acide lactique. Tu as alors un pic d’acidité qui dure environ 20 minutes, déminéralise l’émail et peut démarrer une carie. Ceci explique que les plus gros carieurs sont les grignoteurs. Quitte à manger dix sucres, il vaut mieux les manger en un coup que un par un toutes les 20 minutes! Les sucres lents sont aussi cariogènes, mais beaucoup moins que les sucre rapides. Par ailleurs, on sait que la population bactérienne est héritée de notre mère. Certaines personnes ont beaucoup de bactéries cariogènes, d’autres moins. On n’est pas égaux devant les caries!

Éduquer: Les connaissances sur ces bactéries évoluent, je crois…

OD: Oui. La dent, comme tout notre corps d’ailleurs, est une sorte d’«immeuble à bactéries», peuplée d’un biofilm comprenant des centaines d’espèces. Un biofilm (ce qu’on appelait autrefois la plaque dentaire), ce sont des bactéries qui travaillent en synergie. Des centaines d’espèces de bactéries s’organisent ensemble en une colonie, une sorte d’organisme, en fait, avec des spécialisations, des structures. C’est magique! Et ça nous explique pourquoi le brossage mécanique fonctionne. En brossant, on brise le biofilm. On désorganise les colonies, donc on rend les bactéries vulnérables (car dans un biofilm, elles sont cachées). Un bain de bouche antibactérien fonctionnera donc surtout après le brossage. L’hygiène dentaire, en deux mots, c’est donc désorganiser les colonies de bactéries, et non pas chercher à supprimer les bactéries. Ce serait d’ailleurs dangereux, car beaucoup de bactéries sont absolument essentielles. Donc, il faut perturber mécaniquement le biofilm, partout où il peut se déposer, y compris sous la gencive à la base de la dent. J’ajoute une chose: pendant la nuit, les bactéries se multiplient. Le matin, tu as une grosse population de bactéries. Si là-dessus tu prends un café et des tartines, tu donnes du sucre à une foule de bactéries bien organisées en biofilm. Donc, il faut se brosser les dents le matin avant de manger!

Éduquer: Tous les dentistes sont-ils au courant des nouvelles découvertes scientifiques?

OD: Oui, je pense. Ce qu’on apprend à l’école, c’est très vite dépassé; donc le pouvoir fédéral donne des incitations pour que nous suivions des formations. À côté de cela, il y a des revues, des livres. La science dentaire change, comme tous les domaines. Et nous devons suivre ces changements: le code civil nous demande de soigner nos patients avec le meilleur des connaissances actuelles de la science. Donc ces connaissances, il faut les avoir.

Éduquer: Est-ce que l’image des dentistes change?

OD: Oui. La dentisterie est devenue plus sophistiquée. Et il y a plus de dentistes qu’avant, donc on a plus de temps. Autrefois, il y a 40 ans, il y avait des petits cabinets et d’immenses salles d’attente. Maintenant c’est le contraire! Il y a aussi le recours quasi systématique à l’anesthésie. Tout cela fait du passage chez le dentiste un moment moins désagréable, avec plus de temps pour la discussion, la prévention.

Éduquer: Y a-t-il chez les patients une demande esthétique?

OD: Oui, il y a une pression au niveau esthétique, en termes d’alignement et de blancheur, qui nous vient des Etats-Unis. Je sens cette pression, chez des jeunes filles notamment, et j’essaie d’y résister. Les gens qui me disent «J’ai une dent de travers, faites quelque chose», je leur demande: «Ca vous empêche de dormir?». S’il n y a pas de gêne fonctionnelle, pas de risque d’aggravation, on s’en moque, de la dent de travers. Moi, je trouve ça plus joli. D’ailleurs, quand je fais des prothèses, des fausses dents, j’essaie toujours de mettre des dents un peu de travers! Quand c’est aligné et tout blanc, c’est très moche. On dirait un clavier de piano sans touche noire (rires). Ca ne ressemble à rien, ça n’existe pas! Ce sont des dents d’extraterrestre.

Éduquer: Que penses-tu des polémiques sur l’amalgame[2] ?

OD: Avec un amalgame, les patients ont dans la bouche du mercure qui se libère à l’état de vapeur, qui est la forme la plus toxique du mercure. Cependant, on n’a pas de preuve épidémiologique pour affirmer que les amalgames sont mauvais pour la santé. Dans certains pays d’Europe, l’amalgame est interdit, mais en Belgique, il est encore autorisé et dans certains cas, plutôt rares, il est plus sûr ou plus facile à mettre en oeuvre que les composites, les obturations en polymère couleur dent.

Éduquer: Il y a aussi des «anti-fluor»…

OD: Il y a une tendance «bio», des dentifrices aux huiles essentielles, ou faits maison, le plus souvent sans fluor. C’est dommage: s’il y a un agent qui sert à quelque chose dans le dentifrice, c’est bien le fluor, qui renforce et reminéralise l’émail par un effet chimique bien connu. Le reste, dans le dentifrice, est moins indispensable. Le mouvement anti-fluor vient peut-être du fait que le fluor est toxique à trop forte dose. Un enfant qui mangerait un tube entier de dentifrice fluoré pourrait avoir un arrêt cardiaque. Il faut donc faire attention. Le fluor a également mauvaise presse à cause du fluor qu’on donne à usage interne, qui peut engendrer divers problèmes. Le fluor en usage interne n’a pas de sens, puisque le fluor ne fonctionne qu’en externe, par contact direct avec la dent.

Éduquer: Que penses-tu du «décodage dentaire», qui consiste à relier les maux dentaires et les événements psychologiques (traumatismes, angoisses, etc)?

OD: C’est complètement bidon. Il n’y a strictement aucune base à ces inventions. Un collègue a essayé de me convaincre de cela, mais je ne sais pas si cette croyance touche beaucoup de dentistes. J’ai lu, il y a quelques temps, un article professionnel qui disait: «Attention, ce discours est illégal. Vous n’avez pas le droit de tenir de tels propos». Nous sommes des agents de la santé publique. Nous pouvons penser ce que nous voulons, mais ne pouvons pas dire n’importe quoi. Si ça intéresse des dentistes de se pencher sur les angoisses et les traumatismes psychiques des gens, ils doivent faire des études de psycho, pas raconter des choses sans aucun fondement.

C’est un métier qui demande beaucoup de dextérité. Il faut une grande capacité de concentration sur quelque chose de minutieux. C’est comme de l’horlogerie, mais sur quelqu’un de vivant, qui a mal, qui gigote, qui en a marre…

Éduquer: Qu’est-ce qui est difficile dans ton métier?

OD: Cela demande beaucoup de dextérité. Il faut une grande capacité de concentration sur quelque chose de minutieux. C’est comme de l’horlogerie, mais sur quelqu’un de vivant, qui a mal, qui gigote, qui en a marre… Il faut gérer ça. Il y a un côté dur, stressant. On ne peut pas temporiser, laisser le travail pour prendre un café ou pour finir le lendemain. De ce point de vue, c’est un métier dangereux au niveau de la tension nerveuse, il faut se préserver. Des dentistes qui travaillent 10 heures par jour toute la semaine prennent des risques avec leur santé mentale, physique. Moi, je travaille 35 à 40 heures par semaine, et je prends beaucoup de congés. J’ai assez peu de patients, je donne de longs rendez-vous (1h30). Je déteste me dépêcher, je suis lent. Je m’y retrouve car je planifie mes soins.

Éduquer: Et les côtés gais?

OD: Travailler avec des gens, sur des gens. J’aime parler avec les patients, j’aime le contact humain. Je trouve gai de soigner, de soulager, sans pour autant avoir le pouvoir de sauver des vies. Je ne veux pas être investi de ce pouvoir, que j’aurais peut-être eu si j’avais été médecin. Là, je ne suis pas confronté à la vie et la mort. Je soulage des maux, je ne sauve pas des vies, et cela me va. Ensuite, je suis très à l’aise dans la dextérité manuelle. C’est pour ça que j’ai fait la dentisterie: j’aime chipoter, bricoler, trouver des solutions pour réparer des objets. C’est un métier manuel, la dentisterie, au moins autant manuel qu’intellectuel.

François Chamaraux, Docteur en physique, enseignant en sciences et mathématiques

[1] Soins à l’intérieur de la dent, par exemple, retirer la pulpe morte pour dévitaliser [2] Mélange d’argent et de mercure avec lequel on obture les cavités, progressivement remplacées par les obturations en polymères couleur de dent ou la céramique.    

nov 2020

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