Les filles mineures en errance, un sujet encore peu étudié en Belgique

Lundi 9 mai 2022

Émilie: «C’est une photo que la NASA a pris le jour de ma naissance. J’aime bien l’astronomie. J’ai
étudié les sciences, ce que je préfère c’est la chimie et l’astrophysique. J’aime apprendre tous les jours. Le pendentif, c’est pour le côté plus religieux et spirituel. C’est un symbole de protection qui m’accompagne au quotidien.» Photo: Axelle Pisuto
Annabelle Locks, étudiante à la FOPES - Faculté ouverte de politique économique et sociale

Comment intégrer une approche genrée dans l’accueil et l’accompagnement des filles mineures et des jeunes femmes en errance? Connaît-on leurs réalités, y-a-t-il une littérature sur laquelle s’appuyer afin d’adapter au mieux les services d’aide à leurs besoins?

En Belgique francophone, il y a peu d’informations pour analyser les raisons spécifiques de la désaffiliation des jeunes filles en errance et leurs trajectoires. Des rapports existent sur la situation des femmes sans-abri[1] , et sur l’errance chez les jeunes, deux publics longtemps invisibilisés. Mais les jeunes filles sont situées dans une sorte d’angle mort, à l’intersection de ces deux zones d’ombre. Le rapport du Forum[2] apporte quelques éléments liés au genre. Nous avons voulu en savoir plus. Cet article ne prétend pas à l’exhaustivité, il tente tout du moins de faire le point sur des éléments saillants dans les rapports, témoignages de jeunes et d’intervenant·es sociaux sur les réalités des jeunes filles en errance. La crise familiale serait le point commun le plus fréquent à l’origine de l’errance pour l’ensemble des jeunes. Mais certains facteurs de cette crise sont plus spécifiques aux jeunes filles, quand ils ne le sont pas exclusivement. Par ailleurs, les rapports de genre observés dans la société concernent aussi les filles en errance, que ce soit au niveau des causes, des réalités du quotidien, et de la prise en charge par les services d’aide à la jeunesse.

L’impact des représentations sociales

Pour de nombreuses jeunes filles, les relations amoureuses peuvent être mal vues et conduire à une rupture familiale: elles ne sont pas pour autant toujours exclues du domicile, mais souvent, pour vivre leur relation, elles choisissent de quitter leur famille. Parfois une grossesse est une raison de rupture, qu’elle soit désirée ou non par la jeune fille. Au sein des familles les plus traditionalistes, les conflits peuvent reposer sur des comportements tels que le port de tenues jugées inappropriées par les parents car non conformes à leurs représentations et à leurs attentes (mini-jupes ou maquillage). Le contrôle parental devient si oppressant que ce n’est plus vivable. Fanny Laurent, chargée du travail social communautaire du centre d’accueil de jour pour les jeunes en errance Macadam note que les filles seraient plus nombreuses à fuguer devant les problèmes de violence familiale ou de contrôle parental excessif.

Émilie: «C’est une photo que la NASA a pris le jour de ma naissance. J’aime bien l’astronomie. J’ai
étudié les sciences, ce que je préfère c’est la chimie et l’astrophysique. J’aime apprendre tous les jours. Le pendentif, c’est pour le côté plus religieux et spirituel. C’est un symbole de protection qui m’accompagne au quotidien.» Photo: Axelle Pisuto

L’assignation aux rôles genrés

Souvent, dans les cas de regroupement familial, un parent originaire d’un pays hors U.E vit en Belgique et fait venir l’enfant qui était resté au pays. Quand l’enfant arrive, ielle a très peu de liens avec sa nouvelle famille, parfois ielle n’a jamais connu le nouveau parent. Cette situation problématique touche filles et garçons, mais des intervenant·es sociaux disent avoir observé un plus grand nombre de filles que de garçons en errance issu·es de cette configuration familiale. Fanny Laurent rapporte que beaucoup de jeunes filles se plaignent «d’être traitées comme des bonnes à tout faire». Coincées dans un rôle de Cendrillon, elles sont astreintes à faire le ménage, la cuisine, elles ont la charge de la garde d’autres enfants... C’est un travail domestique imposé par les parents et dans ce contexte, mener sa scolarité et la réussir, leur est rendu impossible. Alors certaines fuient, se retrouvant sans ressources.

Le mariage forcé, une réalité en Belgique

Dans la région de Bruxelles-Capitale, le mariage forcé est toujours pratiqué par certaines familles. C’est une forme de violence intrafamiliale, il constitue une infraction que le code pénal définit ainsi: «un mariage est dit forcé quand il est contracté sans le libre consentement des deux époux et que le consentement d’au moins un des deux époux a été donné sous la violence ou la menace». Les principales victimes sont des jeunes filles. Dans son étude, S. Zemni relève la dimension cachée du phénomène, les jeunes filles interrogées insistent d’ailleurs sur les «affaires étouffées»[3] . Face au risque d’être contraintes à un mariage qu’elles ne désirent pas, une partie de ces jeunes filles fait le choix de partir, et se retrouvent ainsi en situation d’errance.[4]

Le recours au sexe de survie

Selon les acteur.trices de terrain, les garçons y ont recours aussi. Les clients sont généralement des hommes, et le tabou de l’homosexualité expliquerait une plus grande difficulté pour eux à en parler. à ce propos, Fanny Laurent raconte: «dans les entretiens, un jeune homme a expliqué qu’il trouvait injuste que pour une fille ce soit plus facile de trouver un mec qui va l’héberger en échange de sexe que pour les garçons pour qui c’est plus difficile de trouver l’aide équivalente auprès d’une femme. J’ai croisé une jeune fille qui à 13 ans se prostituait déjà. Et ce n’était pas pour du fric, c’est parce qu’elle trouvait ça cool. Mais elle avait 13 ans.»

Les jeunes et les intervenant·es sociaux identifient clairement que l’échange économico-sexuel est une manière d’éviter la rue pour les jeunes filles - et les femmes en général - puisqu’être femme est un facteur de vulnérabilité. Les nombreuses formes de violences sexuelles vécues dans l’errance engendrent des traumatismes qui s’ajoutent à ceux liés aux violences qui ont déjà souvent été subies en famille.

Santé gynécologique

D’un point de vue économique, les jeunes filles subissent la précarité menstruelle. Elles doivent se procurer des protections hygiéniques et trouver des espaces d’intimité dans un contexte de rue où ce n’est pas évident. Par ailleurs, le manque de sommeil, le stress, l’instabilité ont un impact sur le système hormonal. Pour de nombreuses filles en situation d’errance, les règles deviennent irrégulières, les variations hormonales peuvent aussi conduire à l’aménorrhée. Prendre une pilule contraceptive dans un quotidien trop instable n’est pas une solution adaptée, et il faut acheter les boîtes... Sans contrôle sur leur cycle menstruel, et avec des rapports qui ne sont pas toujours protégés, pour les jeunes filles en errance la question des interruptions de grossesse se pose fréquemment. Pour certaines, elles mettent longtemps à prendre conscience de leur grossesse et quand le délai est dépassé, c’est trop tard pour avoir recours à une IVG. Quand c’est leur souhait et qu’elles sont encore dans les délais, elles peuvent se tourner vers les plannings familiaux. Mais l’accès est parfois compliqué: souvent pour des raisons de papiers, parce que pour les jeunes en errance il est plus difficile de se rendre à un rendez-vous, ou parce que la mutuelle n’est pas en ordre.

Une grossesse peut ouvrir des droits aux jeunes filles en errance: en théorie le revenu d’insertion sociale est accordé à la majorité, mais la grossesse peut faire l’objet d’une dérogation. La plupart du temps, elles trouveront une place dans les maisons maternelles, et la maternité peut ainsi avoir une fonction de stabilisation pour certaines de ces jeunes mères, qui souvent feront tout pour assurer la meilleure vie possible à leur enfant.

Etre invisible

«On a l’impression qu’elles sont moins nombreuses que les garçons parce qu’on les voit moins. Mais quand on regarde les chiffres chez SOS jeunes ou Abaka, on voit qu’on est presque sur du 50/50!» La plupart des jeunes filles font en sorte d’éviter de se trouver en rue, et quand elles y sont, elles se rendent les plus invisibles possible pour assurer leur sécurité, garantir leur intégrité physique. Elles se sentent plus faibles que les garçons, moins à même de se battre ou de courir en cas d’urgence. Une jeune fille raconte que pour se camoufler et afin d’éviter les problèmes lors de nuits passées dehors, elle s’est habillée en homme.

La solidarité serait plus grande envers les jeunes filles car elles sont considérées comme plus vulnérables, et elles trouvent plus facilement des solutions de type «couch surfing». Les structures d’aide ont tendance à se mobiliser plus vite: s’il faut faire une priorité, une jeune fille trouvera potentiellement plus vite une place. Mais, dans son étude sur les jeunes femmes de la rue au Canada[5] , Catherine Flynn relève la présence de violences structurelles basées sur le sexisme et l’âgisme. Fanny Laurent témoigne que de son point de vue, «on commence seulement à inclure les questions de genre dans le travail social, notamment sur les raisons de l’errance et les manières d’en sortir qui ne vont pas être les mêmes pour les filles ou pour garçons». La prise en charge est plus rapide mais est-elle toujours adaptée aux besoins des jeunes filles?


Les jeunes LGTBQI+ en errance

Le risque de connaître la précarité et de vivre à la rue touche particulièrement les jeunes personnes LGTBQI+. Si les situations de discrimination sont diverses (au travail, à l’école, dans les milieux sportifs, médicaux...) c’est aussi bien souvent au sein de la famille que les difficultés peuvent être rencontrées. La plupart des jeunes LGTBQI+ qui se retrouvent sans-abris ont fui des violences familiales ou ont été rejeté·es par leurs proches en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre. En plus des difficultés liées à la vie en rue, ces jeunes vivent régulièrement des situations d’ostracisassions. Leurs problématiques spécifiques ne sont pas toujours prises en compte dans les centres d’accueil pour sans-abris, les travailleur·ses sociaux·ales ne sont pas nécessairement outillé·es face à ces réalités. A Bruxelles, Le Refuge, centre d’hébergement d’urgence et d’accompagnement pour les jeunes LGTBQI+ de 18-25 ans tente de répondre au manque de solutions adaptées à ce public. Il accueille des jeunes francophones, néerlandophones, étranger·es et demandeur·ses d’asile. L’accompagnement est abordé sur plusieurs plans: la santé mentale et physique, l’aide sociale et juridique, l’orientation en vue d’un retour à la scolarité, à la formation ou à l’emploi, la recherche d’un logement, visant l’autonomie des jeunes LGTBQI+ et leur épanouissement dans la société.

La situation des demandeurs d’asile LGTBQI+

Dans de nombreux pays, les personnes LGTBQI+ subissent des persécutions et se voient contraintes de fuir pour assurer leur sécurité. Mais, dans les pays d’accueil où ces personnes espèrent pouvoir faire valoir leurs droits, les discriminations s’additionnent: aux étiquettes liées à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre se rajoutent celles d’étranger·e, de migrant·e... Dans les centres d’accueil des réfugié·es, les personnes LGTBQI+ ne se sentent pas toujours en sécurité et les centres d’hébergement pour les personnes LGTBQI+ ne connaissent pas forcément les problématiques des demandeur·ses d’asile... L’ASBL Le Refuge s’est engagée dans le projet RainboWelcome qui vise à traiter cette population dans une approche intersectionnelle pour mieux répondre à leurs besoins.


Les étudiant·es et la précarité du logement

Pour de nombreux étudiant·es, trouver un logement relève du parcours du combattant. Parmi elleux, une partie doit subvenir seul·es à ses besoins, notamment dans des cas de rupture familiale. La première difficulté arrive quand les propriétaires exigent que les parents se portent garants ou qu’ils co-signent le bail... Celleux qui reçoivent l’aide du CPAS se voient souvent refuser la location d’un bien: de nombreux propriétaires associent l’aide sociale au non-paiement de loyers. La domiciliation est nécessaire pour bénéficier du revenu d’insertion sociale, ce que les propriétaires refusent généralement dans les kots, car les règles de fin de bail dans une résidence principale protègent mieux les locataires... Cette situation est à l’avantage de certains propriétaires peu scrupuleux qui profitent des difficultés rencontrées par ces étudiant·es pour leur louer des logements mal équipés, voire insalubres et à des prix, malgré tout, élevés, ce qui correspond à la catégorie des «logements inadéquats» de la grille Ethos. Note: La grille Ethos (European Typology on Homelessness and housing exclusion) est une typologie de l’exclusion liée au logement, développée par la FEANTSA, Fédération européenne d’Associations Nationales Travaillant avec les Sans-Abri. Et pour les étudiant·es étranger·es? Beaucoup de jeunes qui arrivent en Belgique pour leurs études n’ont pas de logement. Ielles atterrissent souvent dans une auberge de jeunesse et ont deux semaines pour trouver une location. Pour que leur séjour soit régulier, ielles doivent être domicilié·es. Dans leur recherche de logement, ielles se retrouvent souvent confronté·es au racisme et à la discrimination. Les propriétaires peuvent les refuser à cause d’un accent étranger au téléphone, ou se montrer craintifs: des loyers impayés par une personne étrangère seront plus difficiles à récupérer. Louer leur bien à un·e belge leur paraît moins risqué.

Par ailleurs, la pandémie a accentué la précarité et les difficultés liées au logement pour les étudiant·es. Beaucoup ont perdu leur job, qui leur assurait un revenu et de quoi payer leur loyer. Informations collectées auprès de Stéphanie Bardieux du centre Infor Jeunes de Mons.


[1] Blogie, E., «Sans-abrisme au féminin: sortir de l’invisibilité». Rapport d’étude, l’Ilot ASBL. [2] De Muylder, Bénédicte; Wagener, Martin. L’errance racontée par les jeunes. In: Pauvérité, Vol. 26, no.1, p. 1-36 (2020). [3] S. Zemni, Casier, M., Peene, N., de Bock, L., «Étude des facteurs limitant la liberté de choix d’un partenaire dans les groupes de population d’origine étrangère en Belgique». Centre for Islam in Europe. [4] Institut pour l’égalité des femmes et des hommes: Étude sur les mariages forcés en Région de Bruxelles-Capitale (2013)). https://igvm-iefh.belgium.be/fr/activites/ violence/mariage_force [5] FLYNN C., DAMANT D., LESSARD G., 2015, Projet Dauphine: Laisser la parole aux jeunes femmes de la rue et agir ensemble pour lutter contre la violence structurelle par le biais de la recherche-action participative, Recherchesféministes, 28, 2, 53-80. Photo: Axelle Pisuto Légende photo: Émilie: «C’est une photo que la NASA a pris le jour de ma naissance. J’aime bien l’astronomie. J’ai étudié les sciences, ce que je préfère c’est la chimie et l’astrophysique. J’aime apprendre tous les jours. Le pendentif, c’est pour le côté plus religieux et spirituel. C’est un symbole de protection qui m’accompagne au quotidien.»  

 

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