« Les amis de mes amis sont mes amis »

Mercredi 9 décembre 2015

On invite quelques amis à un repas, et voilà que l’un d’eux annonce au dernier moment qu’il va venir avec un vieux copain espagnol en visite chez lui (« il a débarqué hier, je n’allais tout de même pas le laisser tout seul »). On dit oui, pas de problème, on ajoute une assiette, et pour mettre tout le monde à l’aise on cite ce proverbe : « les amis de mes amis sont mes amis ».

  Tout le monde “ami”? Mais les amis des amis de mes amis ? Pour un mathématicien, cela ne fait aucun doute : si les amis de mes amis sont mes amis, les amis des amis de mes amis sont les amis de mes amis, et donc mes amis, CQFD. Et ainsi à l’infin. Si l’on suit ce dicton, toute personne reliée à moi par une chaîne d’amitiés est mon ami. Finalement, tous les habitants d’une région donnée sont amis entre eux ! Et personne ne devrait refuser personne à souper chez lui. En réalité, on sait bien que certains amis d’amis peuvent nous déplaire … Et au troisième degré, je ne vois pas pourquoi j’aurais des affinités avec les amis des amis de mes amis, qui comprennent sans doute des gens que je trouverais détestables si je les croisais !

La dynamique des chaînes d’amitié

Laissons de côté le proverbe - visiblement faux, d’un point de vue logique - et analysons ces « chaînes d’amitié ». Il paraît relativement évident que, dans une ville et un milieu social donnés, tout le monde est relié à tout le monde par une telle chaîne. A Bruxelles par exemple, je constate en enquêtant un peu que presque toute personne de même profil social que moi connaît quelqu’un que je connais, même vaguement. Mais voici une question intéressante : peut-on étendre ce résultat à toute la population humaine sur Terre ? La réponse est positive, très probablement. Les Indiens les plus isolés, les combattants les plus clandestins, ont tout de même quelques contacts avec le monde dit « civilisé ». Par conséquent, tout le monde, même Breivik, le tueur d’Oslo, est l’ami d’un ami … d’un ami à moi (Les points de suspension correspondant à un certain nombre d’intermédiaires). Une question passionnante se pose alors : combien de chaînons faut-il entre deux personnes prises au hasard, par exemple entre un ouvrier australien et un commerçant de Tanger ?

Les six poignées de main

Voilà un problème auquel F. Karinthy a déjà réfléchi en 1929. En constatant l’existence d’amitiés lointaines grâce aux nouveaux moyens de transport et de communication, cet auteur hongrois écrivit une nouvelle[1] où il met en scène une personne pariant sur l’existence d’une chaîne entre n’importe qui comprenant seulement … cinq intermédiaires (donc six maillons). Cette personne teste sur elle-même sa proximité avec l’auteure suédoise Selma Lagerlöf, puis un ouvrier riveteur chez Ford, avec succès : ce qu’on appelle aujourd’hui la « théorie des six poignées de main » est née. On constate aujourd’hui que cette simple hypothèse de 1929 semble recevoir quelques confirmations expérimentales[2]. Même si une preuve rigoureuse semble inatteignable (il faudrait pour cela dresser un diagramme de toutes les amitiés terrestres !), certains chercheurs se sont penchés sur ce problème dans le cas particulier des réseaux électroniques (Facebook, Microsoft Messenger) et concluent avec ce chiffre de six, voire quatre ou cinq dans certains cas[3].

Analyse mathématique

Comment peut-on raisonnablement expliquer que, sur une population de 7 milliards d’humains, deux individus pris au hasard se trouvent à six liens d’amitiés l’un de l’autre ? Nous n’ allons pas ici  démontrer ce phénomène  mais fournir une preuve de sa  plausibilité. Il nous faut d’abord préciser ce qu’on entend par « ami ». Dans la traduction anglaise, Karinthy parle de « personal acquaintance », ce qu’on pourrait traduire par « connaissance personnelle », à mi-chemin entre l’amitié intime (terme réservé en général à quelques personnes choisies) et les « connaissances » au sens large (qui englobent la vaste cohorte des milliers de gens qu’on ne salue que de loin, ou qu’on a perdu de vue). On considèrera donc dans la suite comme « amis », ce cercle de personnes qu’on connaît assez bien : ceux qu’on inviterait à son mariage, ceux qu’on a envie de voir ou d’entendre de temps en temps au téléphone, etc.. Cela comprend les amis, mais aussi les copains, les collègues qu’on apprécie, les voisins agréables, la famille pas trop lointaine. Peu importe le critère exact : nous parvenons, grosso modo, à une centaine de personnes autour de soi. Bien sûr, il existe des personnes isolées pour lesquelles l’entourage ne comprend que quelques individus, mais également des personnes très sociables pouvant annoncer un « premier cercle » de 300 personnes. Si le chiffre surprend par sa valeur élevée, il suffit d’observer un mariage un peu festif ou l’enterrement d’une personne jeune et bien intégrée pour se convaincre du contraire. Nous considérons donc dans la suite que chaque humain a en moyenne 100 « amis ». Maintenant que nous avons défini l’entourage amical d’une personne, voici le raisonnement : mon « premier cercle » comprend 100 personnes. Chacune de ces personnes a 100 personnes dans son propre premier cercle : voici donc 100 X 100 = 10.000 personnes dans mon « deuxième cercle » (les amis de mes amis, les « amis de degré 2 »). Le troisième cercle comprendra cent fois plus, soit un million de personnes ; le quatrième, cent millions ; et le cinquième, dix milliards, c’est-à-dire la population mondiale. Le cinquième cercle, à cinq poignées de main de moi, couvre la Terre entière ! Voici donc démontré que n’importe qui est à cinq poignées de mains de moi.

 Une objection pour affiner le modèle

On pourra objecter que ce calcul pèche par sa simplicité, car il ne tient pas compte de ce que beaucoup de milieux sont « en vase clos ». Sur mes 100 amis, il y en a beaucoup de Bruxellois, qui se connaissent entre eux et qui ont des connaissances communes : les liens se font dans des régions et des milieux sociaux restreints. Ainsi, mon deuxième cercle comporte non pas 10.000 personnes, mais peut-être seulement 5.000. Le même phénomène se reproduit pour les cercles suivants et on obtient ainsi l’image de milieux clos, où tout le monde se connaît sans s’intéresser à d’autres classes sociales ou d’autres pays (c’est là le thème d’un roman de David Lodge critiquant le milieu universitaire presque consanguin, Un petit monde). Ainsi on pourrait conclure un peu vite que le réseau des cinq liens se limite à mon milieu ou mon pays, et que si un chercheur de Chicago est à cinq poignées de main d’un ingénieur à Tokyo, il se situe très loin d’un balayeur du Kansas. Cette objection intéressante permet d’affiner le modèle, mais de façon surprenante, le résultat est toujours valable, avec six ou sept plutôt que cinq poignées de main. Le point important est le suivant : il existe autour de chacun quelques personnes qui en connaissent plusieurs autres dans d’autres lieux et d’autres milieux. Ces personnes-ponts peuvent être un diplomate, un étranger qui vient d’emménager ici, un ami qui a épousé une Polonaise… A titre personnel, je vois un frère au Canada, une amie « expat » en Tunisie, un voisin ouvrier, un ami catholique très pratiquant, etc.. Ces personnes apportent dans mon deuxième cercle une centaine de personnes franchement lointaines, en tout cas en dehors du milieu « classe moyenne éduquée » bruxellois où j’évolue. Le frère du Canada me fournit 100 « amis de degré 2 » dans ce pays, le voisin du bâtiment nous connecte avec 100 « degré 2 » en milieu ouvrier. A leur tour, les « degré 2 » connaissent certains « degré 3 » lointains, qui vont me permettre d’inclure dans mon troisième cercle des personnes en Asie, Afrique, dans la droite catholique française ou le milieu ouvrier belge. Sans aucun doute, mon quatrième et mon cinquième cercle comprennent des personnalités totalement étrangères à mes valeurs et mes repères : une commerçante coréenne, un leader d’extrême-droite suédois, un paysan népalais, pourquoi pas ? Finalement, ce modèle un peu plus fin montrerait que toute la population mondiale figure dans le cercle numéro six ou sept. Autrement dit, prendre en compte un peu de complexité sociale et géographique fait passer de cinq à six le nombre de poignées de main pour joindre deux personnes. Le résultat est donc toujours valable, grâce à la présence de ces personnes-ponts qui étendent le réseau.

Pas de milieu clos ni de sujet sot

Ainsi, par la relation de personal acquaintance de proche en proche, aucun milieu n’est clos. En 2015, il n’existe plus de pays fermé, de classe sociale strictement imperméable. Depuis quand ?, pourrait-on se demander (et Karinthy pose également la question). Peut-être 1750, avec les dernières découvertes de Cook en Océanie ? Et combien fallait-il de poignées de main en 1800 entre un soldat de Bonaparte et un un nomade sibérien ? Autant de question passionnantes, mais très difficiles à étudier. Comme souvent, on pourra s’interroger sur l’utilité de ce genre de sujet. Mais une fois de plus, le thème d’apparence anecdotique est relié à d’autres domaines : psychologie (histoire de l’amitié), géographie (carte des flux d’argent et de services), géométrie (propriété des graphes connectés), épidémiologie (propagation des maladies), neurologie (connexion des neurones), les télécommunications (transfert de l’information) et sans doute bien d’autres. Il n’y a pas de sot sujet !  

François Chamaraux, docteur en physique

  [1] Chaînes, que l’on peut lire en anglais sur https://djjr-courses.wdfiles.com/local--files/soc180%3Akarinthy-chain-links/Karinthy-Chain-Links_1929.pdf [2] On pourra s’amuser, en cherchant un peu, à tester le lien entre soi-même et une personnalité, comme je l’ai fait avec M. Obama en 5 ou 6 liens. [3] http://research.microsoft.com/en-us/um/people/horvitz/leskovec_horvitz_www2008.pdf. Bien sûr, tester cette hypothèse sur les réseaux électroniques ne permet pas de conclure pour l’ensemble de l’humanité, mais fournit déjà une piste intéressante.

déc 2015

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