L’enseignement n’est pas soluble dans le droit administratif - Neutralité: les arguments en présence à la Cour constitutionnelle

Lundi 14 juin 2021

Muslim woman working at the office

Dans son jugement du 9 mai 2018, le Tribunal de première instance de Bruxelles posait à la Cour constitutionnelle la question de savoir si l’interprétation donnée à l’article 3 du décret du 31 mars 1994 de la Communauté française (consistant à interdire totalement, par un règlement d’ordre intérieur, le port d’insignes, de bijoux ou de vêtements qui reflètent une opinion ou une appartenance philosophique, politique ou religieuse, par les élèves, fussent-ils/elles majeur·e·s, dans un établissement scolaire, en vue de créer un environnement éducatif totalement neutre), était conforme aux articles 19, 23 et 24 de la Constitution, à l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et à l’article 2 du Premier protocole additionnel à cette même Convention. Étaient parties prenantes lors de l’audience du 4 mars 2020, d’un côté, UNIA et les demanderesses, de l’autre côté, la Ville de Bruxelles, le Gemeenschapsonderwijs GO! et le gouvernement flamand; ces deux derniers, en tant que réseau de la Communauté flamande, appliquent eux-même une semblable interdiction générale. D’un côté, on plaidait le fait que l’interdiction du port visible des signes convictionnels était contraire à la loi et contrevenait à la dignité humaine comme à la liberté religieuse, de l’autre, que l’interdiction était un moyen légitime et proportionné pour garantir la neutralité et la liberté de conscience. Face à ces deux positions inconciliables, il était intéressant de connaître l’appréciation de la Cour constitutionnelle. Mais avant d’examiner son arrêt, quels étaient les arguments en présence? L’affaire plaidée et l’arrêt de la Cour constitutionnelle sont importants car ils ont pour objet l’exercice de droits fondamentaux et parce qu’ils examinent les fondements de l’application du principe de la neutralité dans l’enseignement. Ce sont, en effet, tous les aspects de la question préjudicielle qui ont été examinés: l’interdiction en tant que telle, le fait qu’elle soit totale, le fait que l’interdiction soit en relation avec le projet pédagogique, qu’elle soit décidée par un règlement d’ordre intérieur, qu’elle s’applique à des usager·e·s d’un service public, qui plus est, des élèves majeur·e·s; la neutralité en tant que telle, dans ses versions inclusives et exclusives. Plus largement, l’affaire soulève des questions de droit fondamentales: les rapports entre neutralité et liberté religieuse, le libre-choix dans l’enseignement, le droit à l’éducation, les discriminations dans l’enseignement, le droit à la dignité. De ce point de vue, il est intéressant, en préambule à l’analyse de l’arrêt de la Cour constitutionnelle lui-même, d’examiner les arguments qui étaient en présence et d’y voir, indépendamment des conclusions de la Cour, une contribution à la «formation de l’opinion publique», par une discussion publique argumentée et rationnelle.

Neutralité et liberté religieuse

La contestation de l’interdiction du port visible des signes convictionnels est d’abord un plaidoyer pour la liberté religieuse dans le domaine de l’enseignement. «Les parties demanderesses devant le juge a quo observent que l’article 24, §3, de la Constitution dispose explicitement que chacun a droit à l’enseignement dans le respect des libertés et droits fondamentaux, dont relève la liberté de religion, telle qu’elle est garantie par l’article 19 de la Constitution et par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.» (p. 7; toutes les citations sont extraites de l’arrêt 81/2020 de la Cour constitutionnelle). La liberté de religion est considérée comme un élément essentiel de l’identité personnelle et comme un des fondements des sociétés démocratiques. «UNIA déduit de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que la liberté de religion, telle qu’elle est garantie par l’article 9de la Convention européenne des droits de l’homme, protège un des éléments les plus essentiels de l’identité d’une personne et que cette liberté constitue l’un des piliers d’une société démocratique.» (p. 9) De ce point de vue, «les parties demanderesses observent que la neutralité ne peut porter atteinte à la liberté de religion.» (p. 8). En droit, la liberté de conscience intérieure, est considérée comme absolue, tandis que la liberté d’extérioriser ses convictions, est considérée comme relative. «La liberté de religion garantie par la Convention européenne des droits de l’homme consiste en deux éléments, plus précisément la liberté de déterminer soi-même ses convictions (forum internum) et la liberté d’exprimer ses convictions, notamment en portant des symboles religieux (forum externum)» (p.9). En effet, alors que la première se passe dans le for intérieur, la seconde, en tant qu’extériorisation, peut conduire à empiéter sur la liberté d’autrui. Cette dernière justifie donc l’intervention de l’autorité publique. «Alors que le premier élément constitue une liberté absolue, le second implique une obligation positive, pour l’État, de garantir la jouissance pacifique et effective de la liberté de religion.» (p.9). Il en résulte, selon UNIA, que l’État a bien l’obligation de soutenir le pluralisme et la diversité en matière de religion. Mais il ne peut résoudre les tensions susceptibles de résulter de ce pluralisme par des mesures qui abrogent ce même pluralisme. Or, c’est bien ce à quoi conduit l’interdiction des signes convictionnels, en excluant de l’établissement scolaire, les personnes qui considèrent le port visible de ces signes comme une partie intégrante de leur identité religieuse. De plus, ajoutent les plaignantes, rien ne permet d’affirmer que l’extériorisation des signes convictionnels porte atteinte à la liberté d’autrui: «Elles estiment que l’affaire présentement examinée ne contient aucun élément objectif qui permette de conclure que le port d’un voile est un acte de provocation, un acte qui exerce une pression sociale sur d’autres étudiants ou un acte de prosélytisme.» (p. 7). La place accordée à la liberté religieuse est toute autre pour la partie adverse. Elle n’est pas absolue et elle n’implique pas, qu’en toutes circonstances, il faille se comporter conformément aux préceptes religieux. Accepter le contraire signifierait ipso facto la subordination de la loi civile à la loi religieuse. Pour la Ville de Bruxelles, il ressort de la jurisprudence que «la liberté de religion garantie par l’article 19 de la Constitution n’est pas une liberté absolue et qu’elle n’implique pas le droit de se comporter conformément aux préceptes religieux en toute circonstance» (p.5). Rien ne permet d’hiérarchiser les libertés constitutionnelles les unes par rapport aux autres, de telle manière que la liberté religieuse primerait sur d’autres libertés ou d’autres principes constitutionnels. «Selon la ville de Bruxelles, le principe de la neutralité, dès lors qu’il est inscrit dans l’article 24 de la Constitution, est une liberté constitutionnelle au même titre que la liberté de religion qui est garantie par l’article 19 de la Constitution. Ce principe de la neutralité implique plus précisément la liberté d’étudier dans un environnement d’enseignement totalement neutre. La ville de Bruxelles estime qu’il n’existe aucune hiérarchie entre les deux libertés constitutionnelles précitées, de sorte qu’elles doivent être conciliées, ce qui n’est possible que si l’on part de l’idée que la liberté de religion ne peut avoir pour effet de porter atteinte à d’autres libertés constitutionnelles.» (p.6). Loin de réduire le pluralisme, l’interdiction du port visible des signes convictionnels a un rôle protecteur, en particulier pour les jeunes femmes de confession musulmane qui ne souhaitent pas extérioriser leurs convictions personnelles. «Une telle interdiction vise précisément à protéger les convictions d’autrui, en particulier celles de jeunes femmes de confession musulmane qui ne choisissent pas de rendre leurs convictions religieuses visibles et qui doivent être protégées contre la pression sociale que pourraient exercer sur elles des personnes qui souhaitent rendre visibles les mêmes convictions religieuses.» (p. 6). Tel est également le point de vue du réseau GO!: «Selon «GO!», l’objectif poursuivi par l’interdiction consiste avant tout à protéger la neutralité de l’enseignement communautaire, qui est garantie par l’article 24 de la Constitution. Cette neutralité permet de traiter de la même manière les élèves et les étudiants, de les protéger contre la pression sociale exercée par leurs condisciples ou par leur famille, et de prévenir la formation de clans et la ségrégation sur la base du sexe ou de signes religieux, politiques ou philosophiques. Dans ce cadre, «GO!» conteste la thèse d’UNIA selon laquelle, d’une part, il n’a pas été prouvé que des personnes subissent une pression sociale qui les incite à porter des signes religieux, et, d’autre part, l’interdiction contestée relève du stéréotype.» (p. 12) «Selon lui, la Cour européenne a, au contraire, jugé que le port d’un voile a un effet prosélytiste et qu’il exerce une influence sur les personnes qui décident de ne pas porter de voile» (Idem, p. 12).

Neutralité et libre-choix

En refusant l’accès de l’école aux étudiantes qui portent de manière visible des signes convictionnels, le règlement d’ordre intérieur de l’école contreviendrait à la liberté d’accéder à l’enseignement de son choix. Toutes les écoles n’offrant pas exactement les mêmes options, la restriction d’accès à un établissement scolaire aboutit de facto à une restriction du droit à l’enseignement. Et dans la mesure où l’acquisition de qualifications est la condition pour accéder à une activité professionnelle, n’est-ce pas, non seulement le droit à l’enseignement, mais aussi celui de choisir sa vie professionnelle qui se trouve bafoué? «Les parties demanderesses devant le juge a quo estiment que l’interdiction de porter un voile affecte également leur droit de choisir librement une activité professionnelle, tel qu’il est garanti par l’article 23 de la Constitution, parce que le droit d’accès à l’enseignement constitue une condition nécessaire à l’exercice de ce droit» (p. 7). Pour autant, l’interdiction des signes convictionnels contrevient-elle au principe du libre-choix? Pour la Ville de Bruxelles, l’interdiction ne contreviendrait au libre-choix que si l’ensemble des écoles appliquait uniformément cette même interdiction. Mais il n’en est rien, et les demanderesses peuvent donc se tourner vers d’autres établissements scolaires qui autorisent le port du voile islamique. «Dès lors que les parents et les élèves ont le droit de s’inscrire dans d’autres établissements d’enseignement dont le projet pédagogique correspond davantage à leurs convictions philosophiques, il n’est pas porté atteinte au droit à l’enseignement» (p.6). Qui plus est, si l’interdiction d’interdire les signes convictionnels prévalait, l’enseignement neutre tel que défini dans l’article 24 de la Constitution disparaitrait, restreignant ainsi la liberté de choix. «La ville de Bruxelles souligne qu’il n’est pas imposé aux pouvoirs organisateurs de l’enseignement officiel de mettre en œuvre la neutralité de la manière précitée, ce qui implique une offre d’enseignement variée. Une interdiction d’organiser un environnement d’enseignement totalement neutre porterait atteinte à cette offre d’enseignement variée et serait de nature à restreindre le libre choix des étudiants» (Idem, p.5).

Neutralité et service public

La neutralité de l’enseignement s’appliquet-elle uniquement aux enseignant·e·s ou également aux élèves? Dans quelle mesure la situation de l’enseignement est-elle identique à celle d’un service public général, où le devoir de neutralité est requis pour l’institution ellemême et les fonctionnaires qui effectuent le service, mais n’est pas requis de la part des usager·e·s qui bénéficient du service public? Ici aussi, les avis sont diamétralement opposés: «(…) les parties demanderesses devant le juge a quo sont d’avis que cette neutralité a été conçue comme un principe qui vise à protéger les utilisateurs du service public. Elles estiment que la neutralité n’impose aucune obligation aux utilisateurs du service public. La neutralité impose en revanche, selon elles, une obligation d’abstention à l’autorité publique, en vue de réaliser le pluralisme. Selon elles, les obligations qui peuvent être imposées aux professeurs et aux enseignants ne peuvent pas être transposées telles quelles aux élèves et aux étudiants» (Idem, p. 7). En d’autres termes, là où une totale neutralité d’abstention serait exigée des enseignant·e·s, les étudiant·e·s en seraient totalement exonéré·e·s. Mais cette position, pourrait-on se demander, n’empêcherait-elle pas tout enseignement impliquant des questions de valeurs, - c’est-à-dire, tout le champ des sciences humaines -, dans un enseignement neutre? Car comment concilier une attitude d’abstention avec l’éducation aux valeurs, lesquelles consistent intrinsèquement en jugements de valeur, choix et préférences, c’est-à-dire, un certain degré d’engagement? Encore pourrait-on envisager la neutralité de manière plus positive, comme le suggère UNIA: «Selon UNIA, il convient, en ce qui concerne la neutralité dans l’enseignement, de faire une distinction entre le personnel enseignant et les étudiants. UNIA déduit des articles 3 et 4 du décret du 31 mars 1994 et des travaux préparatoires de ce décret que l’institution et le personnel enseignant doivent dispenser un enseignement neutre dans le sens positif du terme, en respectant les droits et fondamentaux des élèves et des étudiants, et que l’obligation de neutralité ne repose pas sur les élèves et sur les étudiants. Selon elles, les élèves et les étudiants sont les bénéficiaires de la neutralité» (Idem, p.8). Dans ce même esprit, UNIA défend le principe d’une neutralité inclusive plutôt qu’exclusive, seule à même de garantir l’égalité de traitement des usager·e·s et de lutter contre les discriminations: «Il observe que la liberté, pour le pouvoir organisateur d’une école, de mettre concrètement en œuvre le principe de la neutralité ne peut faire naître une différence de traitement entre les utilisateurs du service public. Selon lui, la neutralité vers laquelle l’autorité publique doit tendre est une neutralité inclusive, qui vise les actes et non, donc, les apparences. Selon lui, une autre interprétation du principe de la neutralité conduit à des discriminations indirectes, à l’égard, en l’espèce, de femmes de confession musulmane qui souhaitent porter un voile. Selon lui, l’interprétation de la neutralité au sens d’une neutralité inclusive est davantage conforme aux libertés et droits fondamentaux» (Idem, p. 10). Plus fondamentalement encore, UNIA considère que l’obligation de neutralité ne s’applique qu’à ceux qui assurent le service et qu’un usager·e, c’est-à-dire, une personne privée, ne peut en aucune manière, mettre en péril le caractère neutre d’une institution publique: «La neutralité vise donc à protéger les utilisateurs du service public en imposant des obligations à ceux qui assurent ce service public. À cet égard, il renvoie à la jurisprudence de la Cour et du Conseil d’État. Selon UNIA, le principe de la neutralité n’emporte aucune obligation pour les utilisateurs du service public, en l’espèce les étudiantes d’une haute école. Il considère qu’une personne privée ne peut en aucune manière compromettre la neutralité de l’autorité publique et que le port d’un symbole religieux par cette personne ne porte pas atteinte à la liberté d’une autre personne d’avoir d’autres convictions et qu’il ne peut pas davantage être qualifié de moyen d’exercer une pression sociale sur les personnes qui ont d’autres convictions» (Idem, p. 10). Les étudiant·e·s peuvent-ils/elles être considéré·e·s comme des utilisateur/trice·s totalement indépendant·e·s du «service» d’enseignement, ou, en quelque manière, participent-ils/elles, à l’effectuation du service? Répondre que les élèves sont totalement indépendants retirerait à la relation pédagogique tout caractère de réciprocité. Elle supposerait que la communauté scolaire n’est qu’un mot et que, élèves, enseignant·e·s, personnel administratif et ouvrier·e·s des écoles n’entretiennent que des relations indifférentes et… neutres! C’est ce qui conduit le réseau de la Communauté flamande à distinguer l’enseignement des administrations publiques. En fait, l’enseignement n’est pas soluble dans le droit administratif et l’éducation ne peut jamais se réduire à un acte d’administration. C’est la raison pour laquelle, la neutralité de l’enseignement a un caractère spécifique distinct de la neutralité des autres services publics: «Selon «GO!», le principe de la neutralité de l’enseignement a une portée plus large que le principe de la neutralité de l’administration parce que les élèves et les étudiants ne sauraient être considérés comme de simples utilisateurs du service public. Ils participent véritablement à l’enseignement. «GO!» souligne à cet égard que, contrairement au principe de la neutralité de l’administration, le principe de la neutralité de l’enseignement communautaire a un fondement constitutionnel explicite» (p. 13).

Neutralité et laïcité

Les parties demanderesses ont contesté le droit de se référer à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui considère que l’interdiction des signes convictionnels n’est pas contraire à la convention européenne des droits de l’homme, car les affaires plaidées concernaient des États laïques. «En ce qui concerne la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, par laquelle celle-ci a jugé que des interdictions, pour des élèves et des étudiants, de porter des symboles religieux dans une école, appliquées en Turquie et en France, étaient compatibles avec la Convention européenne des droits de l’homme, les parties demanderesses devant le juge a quo observent que, dans ces arrêts, la Cour européenne a tenu compte du principe de la laïcité qui est en vigueur dans ces pays. Elles soulignent que la laïcité n’est pas un principe constitutionnel en Belgique et que le principe de la neutralité ne peut pas y être assimilé.» Unia, de même, refuse d’assimiler neutralité et laïcité: «Selon lui, la liberté de religion ne peut être soumise à des mesures préventives. Toute limitation de la liberté de religion doit être motivée par un besoin social impérieux et il doit exister un rapport de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Il considère qu’une interdiction générale de porter des signes religieux dans une haute école est une mesure qui n’est ni nécessaire ni proportionnée à l’objectif poursuivi, qui consiste à garantir les valeurs de la démocratie, du pluralisme et de la solidarité. Il observe que le principe de la neutralité ne saurait se confondre avec le principe de la laïcité» (p. 9). L’argument ne sera pas retenu, mais il ne manquera pas d’interpeller celles et ceux qui plaident pour inscrire explicitement dans la Constitution belge une référence à la laïcité.

Ingérence, légitimité, nécessité, proportionnalité, base légale

Lorsqu’il y a ingérence dans un droit fondamental, celle-ci doit être justifiée, elle doit avoir un but légitime et respecter le principe de proportionnalité. Elle doit, dans tous les cas, reposer sur une base légale. C’est l’ensemble de ces prescriptions qui font l’objet d’une contestation:

A. La proportionnalité

«Elles (les parties demanderesses) renvoient à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme par laquelle celle-ci a jugé qu’il peut être admis que le port d’un voile est un acte motivé par une religion ou par des convictions, et qu’une interdiction de porter un voile constitue une ingérence dans le droit de manifester ses convictions religieuses. Elles considèrent qu’une telle ingérence doit être justifiée et respecter le principe de la proportionnalité, ce qui n’est pas le cas en l’espèce» (p. 7).

B. La base légale

«Les parties demanderesses devant le juge a quo font valoir qu’une ingérence dans un droit fondamental n’est possible que lorsqu’elle est prévue par une norme législative, que les éléments essentiels de l’enseignement doivent être réglés par une loi ou par un décret et qu’en l’espèce, aucune habilitation légale explicite ne permet l’ingérence dans les droits fondamentaux visés. Elles estiment que la concrétisation du principe de la neutralité par une interdiction de porter des signes religieux ne trouve pas appui dans l’article 24 de la Constitution, ni dans le décret du 31 mars 1994. Selon les parties demanderesses devant le juge a quo, l’ingérence dans les droits fondamentaux découle du règlement intérieur établi par la ville de Bruxelles, qui a une portée normative» (p. 8).

C. La légitimité du but poursuivi

Les parties demanderesses et UNIA contestent la légitimité de l’objectif visé par l’interdiction: «Les parties demanderesses devant le juge a quo estiment que l’interdiction de porter des signes religieux ne poursuit pas un objectif légitime. Selon elles, il n’a été démontré d’aucune manière que le port d’un voile exerce une pression sociale sur d’autres élèves, entraîne le prosélytisme ou la perturbation de l’ordre public dans l’école» (p. 8). «Selon les parties demanderesses devant le juge a quo, l’interdiction de porter des signes religieux dans une école n’est pas nécessaire dans une société démocratique. Elles considèrent que cette interdiction n’est nullement justifiée et qu’elle n’est pas proportionnée. À cet égard, elles renvoient à la jurisprudence du Conseil d’État, du Tribunal de première instance de Liège et du Tribunal de première instance de Tongres, et elles en déduisent qu’une telle interdiction ne peut être édictée que si elle est nécessaire pour atteindre un objectif déterminé et qu’il n’y a pas d’alternative. Elles considèrent qu’il existe une différence essentielle entre les élèves mineurs et les étudiants majeurs, et que l’interdiction est d’autant moins nécessaire lorsqu’il s’agit d’étudiants majeurs, dès lors qu’une intervention protectrice n’est pas nécessaire à l’égard des personnes majeures. Même s’il devait être admis que l’interdiction poursuit un objectif légitime, en particulier la protection de jeunes femmes contre la pression sociale, cette interdiction ne permet pas, selon elles, d’atteindre cet objectif, dès lors qu’elle a précisément pour effet qu’il est porté atteinte au droit d’accès à l’enseignement pour des jeunes femmes» (p. 8). Unia, de son côté, «estime que le point de vue défendu par la ville de Bruxelles, qui est basé sur le concept d’un environnement d’enseignement totalement neutre, est fondé sur l’hypothèse stéréotypée selon laquelle les étudiantes qui ne portent pas de voile subissent une forte pression sociale de la part de leur famille» (p.9). En réalité, la discussion porte moins sur une question de fait qu’une question de droit, car, argumente le réseau «GO!», s’il fallait démontrer l’existence d’une menace réelle pour limiter la liberté de religion, prévue par l’article 19 de la Constitution, le principe de neutralité défini dans l’article 24 de la Constitution, serait vidé de toute substance: ««GO!» estime que l’article 24, §1er, alinéa 3, de la Constitution serait totalement vidé de sa substance s’il était admis qu’une limitation de l’article 19 de la Constitution ne serait possible que s’il était démontré que la neutralité est réellement affectée ou réellement menacée» (p. 12) De même, considérer que l’interdiction des signes convictionnels visibles n’aurait pas de base légale aurait pour effet de vider de tout contenu le prescrit constitutionnel de la neutralité et la législation qui définit la neutralité de l’enseignement. Elle empêcherait d’y voir une notion évolutive alors que le législateur a expressément pris en considération ce caractère évolutif. «En ce qui concerne le principe de la légalité, «GO!» estime qu’une ingérence dans la liberté de religion doit avoir un fondement endroit interne et qu’en l’espèce, il existe plusieurs fondements à l’interdiction contestée devant le juge a quo. Le premier réside dans l’article 24, §1er, alinéa 3, de la Constitution, qui prévoit la neutralité de l’enseignement communautaire. Le deuxième fondement est constitué par la disposition en cause [le décret relatif à la neutralité de l’enseignement organisé par la Communauté française]. Le troisième fondement tient dans le règlement de l’établissement d’enseignement concerné.» (p. 12).

C’est la dimension éducative de l’enseignement qui empêche de réduire sa neutralité à l’application d’une simple norme administrative

La neutralité de l’enseignement est intrinsèquement liée à son projet pédagogique et le bon déroulement de l’enseignement de caractère neutre peut requérir diverses mesures dont l’interdiction du port visible de signes convictionnels. C’est la dimension éducative de l’enseignement qui empêche de réduire sa neutralité à l’application d’une simple norme administrative: «La ville de Bruxelles déduit de l’arrêt de la Cour n°40/2011 du 15mars 2011 que la neutralité de l’enseignement communautaire, garantie par l’article24 de la Constitution, est étroitement liée au projet pédagogique établi par le pouvoir organisateur d’une école et que le respect du principe de la neutralité peut nécessiter une interdiction, pour les élèves, de porter des signes religieux et philosophiques dans les établissements d’enseignement.» (p. 6). Le Gouvernement flamand va dans le même sens lorsqu’il observe que «(…) le principe de la neutralité dans l’enseignement communautaire peut entraîner l’obligation de prendre des mesures qui garantissent la diversité, dont éventuellement une interdiction de porter des signes religieux, politiques et philosophiques. Il déduit du même arrêt que les organes compétents de l’enseignement communautaire peuvent prendre des mesures qui peuvent garantir le bon déroulement de l’enseignement et réaliser le projet pédagogique.» (Idem, p. 11). On verra dans un prochain article comment statua la Cour constitutionnelle.

Patrick Hullebroeck, directeur

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mai 2021

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