L’économie à la recherche de son storytelling par Michel Gheude

Mercredi 29 mai 2013

La voiture s’arrête. Une dame en descend. La voici qui prend de l’essence à la pompe. Gros plan sur le compteur qui tourne. Plan général de la station -service et zoom sur le prix du 95 sans plomb et du gasoil.
Cette séquence, nous l’avons vue mille fois. Chaque fois que l’essence a augmenté ou diminué de quelques centimes, nous avons vu la dame descendre de voiture et faire le plein. Chaque fois, nous avons vu le compteur tourner. Comme si le prix de l’essence était à lui tout seul l’indice des prix à la consommation, le baromètre de l’économie et le scanner de notre niveau de vie. Il y a quelque chose de naïf et même d’irritant dans ce chromo télévisuel. D’après l’Automobile club de France, le budget annuel moyen d’une voiture de ville qui parcourt environ 12.000 kilomètres est de 4.535 € par an. L’essence représente un peu plus de 18% de ce budget, soit 835 €. Un ou deux centimes de plus ou de moins par litre n’a donc jamais eu d’impact significatif sur le budget des ménages. Mais ces images pourtant ont leur sens. L’auto, notre auto, est le symbole de notre prospérité. Elle est notre fierté. Signe extérieur de bien -être sinon de richesse, elle est certes plus banale qu’autrefois, mais reste le carrosse des temps modernes. Elle est inscrite au cœur des mythologies de la société de consommation : le mouvement, l’énergie, la vitesse. Comment la télévision pourrait-elle ne pas se laisser fasciner par l’or noir d’où ces puissances sont issues ? Comment, sinon par ces quelques images récurrentes extraites de notre vie quotidienne, nous ferait-elle sentir la dépendance où nous sommes des jeux de pouvoir et d’argent que suscite la source tellurique de nos sortilèges ?

La complexité n’a pas d’image

Depuis que le baril de pétrole a dépassé les 50 dollars pour friser les 100, (il est redescendu ces jours-ci à 95 grâce au boum américain du gaz de schiste), les équipes de télévision ont multiplié les micros-trottoirs. Objectif : montrer quel est l’impact de cette augmentation rapide sur notre vie quotidienne. Rien de plus illusoire évidemment. Le routier, la mère de famille et le chauffeur de bus ont beau exprimer tour à tour leurs inquiétudes, tout nous reste obscur, à commencer par ce baril dont tout le monde ignore qu’il compte 159 litres. Et dont les journalistes, dieu seul sait pourquoi, s’échinent à donner le prix en dollars. Un baril à 95 dollars, ça fait combien le litre en euros ? Ne cherchez pas la calculette car aurions-nous la réponse à la question, nous ne serions pas plus avancés. Entre le prix que demande le paysan pour ses produits et celui que le consommateur paye à la caisse du supermarché, la comparaison est possible. Mais d’Arabie saoudite à la pompe, le chemin est singulièrement plus tortueux. Le pétrole n’a pas la même vie économique que l’artichaut. Pour prendre un exemple, de 1999 à 2000, le prix du Brent a augmenté de 58,8%, celui du pétrole importé en Europe a augmenté de 86% et le prix de l’essence a augmenté de 17%. Le bon sens ne suffit pas à comprendre le comment et le pourquoi de ces chiffres. La télévision butte sur une de ses difficultés majeures : la représentation de la complexité. Il faut s’y résoudre, les images de la dame qui fait le plein n’expliquent rien.

La crise et le sourire du présentateur

La crise des banques s’est muée en crise des finances publiques. Les Etats serrent les boulons. Ils coupent dans les budgets sociaux. L’Angleterre réforme tout son système d’allocations à la baisse. La Belgique refond son index, limite les allocations de chômage dans le temps. Les impôts, la TVA, les accises augmentent. Les engagements ne sont pas honorés, les règles contractuelles sont modifiées au détriment des citoyens, les détenteurs de certificats verts l’ont appris à leurs dépens. Les niches fiscales rétrécissent. La lutte contre les fraudes sociales et fiscales s’intensifie. L’étau se resserre sur les paradis fiscaux. Les payements en cash sont drastiquement limités afin de contrer une économie souterraine qui dépasse les 15% de P.I.B. Depuis la crise chypriote, les dépôts des épargnants ne sont plus protégés. L’Europe discute des règles de « responsabilisation » des titulaires de comptes en banque. Les Etats manient un peu la carotte et beaucoup le bâton pour drainer la gigantesque épargne des classes moyennes vers les emprunts publics. La BCE maintient les taux en -dessous du niveau d’inflation et n’exclut pas les taux négatifs, de sorte que les Etats, malgré leur niveau de surendettement historique, peuvent continuer d’emprunter en attendant de faire – un peu, beaucoup, pas du tout en fonction de leurs opinions publiques – ces douloureuses réformes qu’on dit structurelles, notamment celle des retraites. L’équation générale n’est pas simple, les inconnues nombreuses. Mais le sens des choses se résume à plus de recettes fiscales, moins de dépenses sociales et des emprunts publics maintenus à travers tout, mais joliment présentés sous l’étiquette de « grands emprunts populaires et citoyens ». Et la dette ? Tout le monde parle de la réduire, personne ne parle de la rembourser. Elle est irremboursable. Il n’y a que trois manières de ne pas rembourser la dette dit Jacques Attali dans un récent numéro Des Paroles et des Actes de David Pujadas sur France 2 : la croissance, la guerre, l’inflation. Mélenchon lui répond à sa manière inimitable : « l’inflation ou la mort ». La guerre, en effet, n’est pas à l’ordre du jour et la croissance, c’est partout sauf en Europe. Reste l’inflation. Bruno Colmant, qui n’est pas révolutionnaire, le dit de blog en blog. On aimerait y voir clair sans décrypter laborieusement ce que l’on croit comprendre ici, là, et ailleurs, au fil d’informations souvent contradictoires. Dans les médias spécialisés, l’info économique reste à l’abri de son jargon, par définition inaccessible aux profanes. Dans les médias grand public, elle est prisonnière de clichés politiques qu’on devine approximatifs : la relance ou l’austérité. On a l’impression très vive que le présentateur du JT n’en sait pas davantage que nous. En temps normal, c’est bon signe. L’économie se joue sur une autre scène que la nôtre. Elle ne descend jusqu’à nous que sous forme de petites séquences rituelles sur le prix de l’essence ou le taux de chômage. Mais en temps de crise, ce n’est pas rassurant. Le présentateur se tourne alors vers un journaliste spécialisé. Un peu de jargon, un graphique. L’important n’est pas que nous comprenions, mais qu’il y en ait un qui ait l’air de comprendre. C’est cela qui réconforte, on le voit au sourire du présentateur quand il passe « à tout autre chose ».

La part du mystère

Dans le commentaire du spécialiste, immanquablement il sera question de l’Europe. Cela semble une règle, qu’en économie, nos malheurs ne puissent venir que d’elle et à travers elle, de l’Allemagne. Malheureusement l’Allemagne nous est aussi mystérieuse que l’économie. Nos médias connaissent l’échiquier politique français aussi bien que le nôtre. Nous suivons jusqu’à la nuance, les divergences entre Valls et Montebourg, entre Coppé et Fillon. De l’Allemagne, nous ne connaissons qu’Angela Merkel. On serait bien en peine de citer même le nom du chef de l’opposition. Au JT, l’Allemagne, cheffe de file de l’Union et notre principal partenaire économique, est une terre aussi étrangère que la Nouvelle -Zélande. Nous ne savons rien des débats qui l’animent ni des raisons qui motivent ce que nos politiques appellent son intransigeance. Et si ce n’est pas l’arbitraire de l’Allemagne, c’est la dictature des marchés, acteur tout puissant, mais insaisissable, anonyme et sans visage. Il faut s’y résoudre, la télévision (et avec elle les autres médias), ne sait pas (encore) raconter l’économie. La politique est un feuilleton. Elle a ses héros, ses scènes de ménage, ses drames, ses réconciliations. La scène économique reste abstraite. Ses statistiques sont désincarnées. Quelques grands patrons mis à part, elle n’est représentée par personne, seulement commentée par quelques économistes dont la présence a pour seul but de nous rassurer, jamais de nous faire entrer dans une histoire dont nous serions partie prenante. Il nous faudrait a minima un Pierre Bellemare, conteur de génie, ou un Hubert Reeves, capable de métamorphoser l’astrophysique en poésie. A défaut, l’éternelle séquence de la pompe à essence restera la seule manière d’exprimer notre crainte de l’avenir et notre désarroi face au chaos qui semble gouverner le monde. Car il y a plus de philosophie qu’on ne croit dans le Journal télévisé : il ne cesse de nous montrer à quel point nous ne sommes maîtres de rien. Michel Gheude  

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