L’École Modèle, une architecture novatrice

Jeudi 24 juin 2021

En 1875, la Ligue de l’Enseignement initia la création d’une école dont l’architecture tranchait avec celle des bâtiments scolaires de l’époque qui n’étaient équipés ni de préau, ni de cour, ni de salle de gymnastique, avec des classes sombres, mal aérées, mal chauffées, mal équipées et surpeuplées.  

Dès les premiers jours de la Ligue, le 26 décembre 1864, Charles Buls, l’un des fondateurs déclarait : «L’association favorisera l’établissement d’écoles modèles qui, par leurs programmes perfectionnés, leurs méthodes rationnelles d’enseignement, la disposition des locaux, serviront de type à toutes les écoles du pays »[1]. Un facteur qui a favorisé l’idée de créer l’École Modèle, fut la publication en mars 1865  par Pierre Tempels[2] d’un ouvrage, qui eut un grand retentissement, intitulé L’instruction du peuple. L’auteur y décrivait la situation sanitaire, intellectuelle, matérielle et morale déficiente des populations des villes et des campagnes, et défendait l’idée qu’il fallait généraliser l’enseignement primaire, gratuit et obligatoire. Pour lui, l’école primaire devait transmettre une véritable culture, et cela, grâce à des méthodes intuitives et expérimentales plus qu’un savoir réduit et utilitaire, comme c’était trop souvent le cas à son époque.

Inspiré de ces propositions, le Conseil général de la Ligue approuva, le 18 juillet 1871, le « Projet d’organisation de l’enseignement populaire », indiquant ainsi les principes, selon lesquels, il fallait transformer les écoles primaires, pour « développer chez l’enfant, les facultés intellectuelles et morales, et les forces du corps ». Il fut alors décidé de fonder sur ces bases une école modèle. Le 4 mai 1872, le projet fut adopté, des financements levés. Sur proposition du bourgmestre, Jules Anspach, la Ville de Bruxelles mettait gratuitement à disposition de la Ligue un vaste terrain à front du boulevard du Hainaut (l’actuel boulevard Lemonnier). L’école dont les plans furent dessinés par l’architecte Ernest Hendrickx (1844-1892)[3] en collaboration avec Ch. Buls, fut inaugurée le 17 octobre 1875 ; l’évènement qui coïncidait avec les 10 ans de la Ligue.

Les spécificités matérielles et architecturales de l’École Modèle

Outre le fait que le plan présentait l’originalité de disposer les salles de cours sur deux niveaux autour d’un préau central, les concepteurs ont conçu une architecture qui rompait avec celle des collèges religieux. Cette architecture nouvelle a longtemps marqué de son empreinte le plan et la conception des édifices scolaires de la Ville. Sluys ne pouvait cacher son admiration : « Dans le but, écrit-il, d’assurer aux élèves un confort et une hygiène qui, à l’époque, manquaient  cruellement dans la plupart des établissements, tout avait été pensé, réfléchi et étudié jusqu’au moindre détail : l’architecture des bâtiments, le mobilier et plus particulièrement la forme des bancs, la position des classes par rapport à la lumière, les sanitaires, le système de ventilation et de chauffage. Selon le pédagogue Alexis Sluys, ‘Ce fut le premier bâtiment scolaire belge, répondant complètement à toutes les conditions hygiéniques, pédagogiques, esthétiques ; il a servi de modèle à de nombreux architectes belges et étrangers’»[4].

Les spécificités pédagogiques

L’École modèle se distinguait également par des innovations dans les domaines méthodologiques et pédagogiques qui, à l’époque, étaient révolutionnaires :

  • une laïcité affirmée. Selon G. Jottrand, président de la Ligue à l’époque, « l’école publique ne saurait être un lieu convenable de diffusion des croyances religieuses »;
  • un enseignement du flamand, au même titre que celui du français ;
  • un enseignement de disciplines nouvelles : le dessin, la musique, les mathématiques (géométrie et arithmétique), l’histoire, la géographie, des sciences, etc.
  • le recours à la méthode intuitive : l’instituteur s’appuyait autant que possible sur des notions acquises dans d’autres branches ;
  • l’enseignement de la gymnastique dans « un but hygiénique et éducatif » ;
  • l’importance de l’observation et de l’expérimentation ;
  • l’organisation de sorties dans les musées et de voyages scolaires ;
  • une discipline stricte pour les élèves mais aussi pour les enseignants ;
  • la disparition de la distribution solennelle de prix, considérée comme « source de vanité » ;
  • enfin, toutes les facultés de l’enfant, physiques, manuelles, morales, esthétiques, aussi bien qu’intellectuelles, devaient être sollicitées. Il n’y avait pas de distinctions entre « les branches nobles et les branches secondaires » : « tout l’individu doit être mis en mouvement », les élèves ne devaient jamais rester inactifs et passifs[5].

La renommée, qu’avait acquise l’École Modèle, valut à la Ligue de se voir décerner des distinctions dans plusieurs expositions internationales. Toutefois, elle fut vivement critiquée par la presse catholique, en raison de ses opinions laïques… En 1879, estimant qu’elle avait atteint son but, la Ligue mit fin à l’expérience de l’École Modèle.

Pol Defosse, historien


L’insalubrité des établissements de l’époque : le témoignage d’Alexis Sluys

Le témoignage du pédagogue Alexis Sluys[6]  sur l’état insalubre des écoles primaires qu’il a fréquentées en tant qu’élève, permet de mieux mesurer l’importance et le côté révolutionnaire de l’Ecole Modèle. Dans ses Mémoires d’un pédagogue[7], rédigés à la fin de sa vie, il explique que sa mère l’a inscrit en 1855 avec sa sœur dans une école privée localisée près de la rue des Étangs noirs à Molenbeek-Saint-Jean. « Nous passâmes par un étroit corridor ; à notre droite, par une porte ouverte, nous vîmes une petite chambreune femme versait du café dans une tasse ; elle nous dit ‘la classe est au bout du couloir, le maître y est’. Cette classe était meublée de bancs sans dossier, de quelques pupitres, d’une estrade. Un homme très gros était assis devant une table et taillait des plumes d’oie; c’était le maître d’école : ’C’est dix sous par semaine pour chacun, en hiver deux sous de plus pour le chauffage ; on paie en plus les fournitures : un abécédaire, une ardoise, une touche, dix sous par élève’. Ma mère paya et partit. Nous restâmes dans la rue au milieu des élèves qui jouaientAu coup de sonnette, j’allai m’asseoir sur un banc parmi les petits garçons et ma sœur s’installa du côté des filles. ‘À genoux pour la prière !’, cria le maître et tous se mirent à psalmodier une série de prières. Ensuite à tour de rôle, les élèves se rendirent auprès du maître pour montrer leur ‘devoir‘ écrit à domicile et pour lire une page de leur livre ou réciter la table de multiplication… C’était un moment fort désagréable car le ‘maître’ était armé d’une férule et frappait sur les doigts des élèves qui faisait une faute en lisant ou montrait un devoir mal écrit ». Sans doute peu satisfaits de l’enseignement dispensé par cet instituteur (il n’était pas nécessaire de faire valoir un titre pour enseigner), les parents ont inscrit Alexis et sa sœur dans une autre école privée où ils étaient « assis sur de longs bancs sans dossiers, devant un pupitre trop haut ou trop bas pour les élèves ». Il y resta peu de temps car en 1857, Sluys était inscrit à l’école communale de Molenbeek. « La classe, écrit-il, était une très vaste salle blanchie à la chaux, éclairée par de grandes fenêtres qui donnaient sur la cour plantée de marronniers d’Inde où les élèves ne pouvaient aller jouer car il n’y avait jamais de récréation. Nous restions assis toute la journée sur des bancs très bas sans dossier, et presque tout le temps les bras croisés sur la poitrine ». Dans cette salle, poursuit Sluys, il y avait trois divisions : l’inférieure très nombreuse pour les illettrés, la moyenne et la supérieure. Celle-ci avait à sa tête le directeur, les deux autres des sous-maîtres. On commençait et on terminait la classe le matin et l’après-midi par les prières, bredouillées en flamand par tous les élèves debout, mains jointes, tête baissée... Je ne fis pas un long séjour dans cette école. Les élèves devaient à tour de rôle accompagner le directeur à la cour vers le milieu de la matinée. Je ne savais pas pourquoi. Mon tour arriva. Le maître me fit signe de le suivre. Près du W.C., il me montra un vase contenant de l’eau et une éponge, m’ordonna de le prendre et d’attendre. Il entra dans le W.C. Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvrit et je vis le maître debout, me présentant son postérieur à découvert et il me dit : ‘Nettoyez-moi avec l’éponge !’. J’étais indigné, dégoûté, je déposai vase et éponge sur le sol et m’enfuis… À la maison, je racontai à ma mère ce qui s’était passé… Le soir mon père me dit que j’irais en classe à Bruxelles ». En fait, il est inscrit à l’école communale n° 3 rue de Locquenghien, où les conditions offertes aux élèves n’étaient pas meilleures. En 1840, le directeur faisait part dans un rapport adressé à la Ville de ses doléances. « L’odeur fétide qui s’y répand que j’attribue à la pourriture des planchers ainsi qu’aux communs qui dégorgent de tous les côtés, porte atteinte à la santé de tous ; de plus l’état d’affaissement dans lequel le local se trouve est propre aussi à inspirer des craintes… Le gros plâtre continue à tomber au fur et à mesure que la pression du pied touche une planche non solide ou pour mieux dire consumée… ». Le directeur se plaignait aussi des lieux d’aisance « car il est utile que vous sachiez messieurs qu’ils se trouvent en quelque sorte dans la classe et lorsque le vent est contraire, il y a une répulsion telle que ces odeurs pestilentielles me forcent à jeter beaucoup d’eau et même à ouvrir les portes et les fenêtres pendant la saison la plus rigoureuse [8]». Sluys se souvenait aussi : « La classe contenait une cinquantaine de garçons serrés l’un contre l’autre sur des bancs-pupitres ; sur les murs noircis par la poussière et la fumée du poêle étaient attachés un grand crucifix, les cartes de la Belgique, l’Europe, la mappemonde… Ce qui faisait défaut, ajoutait le pédagogue, surtout dans les écoles de cette époque, c’est l’hygiène ; classes mal ventilées, mal éclairées, pas de cour, pas de récréation, pas de gymnastique, les élèves devaient rester assis, immobiles et muets…. Naturellement, ils réagissaient en bavardant, se bousculant ce qui leur attirait des coups plus ou moins violents, des pensums, des retenues »[9].    

 

 

[1] Bulletin de la Ligue de l’Enseignement (1865-1866). [2] Pierre Tempels (1825-1923) n’était pas un pédagogue mais un haut fonctionnaire au ministère de la Justice, puis procureur du roi (ROBBRECHT dans Dictionnaire historique de la laïcité, 2005, p. 261-262). [3] Ph. CULLUS dans Dictionnaire historique de la laïcité, p. 161. [4] L’école Modèle, Pol Defosse, Eduquer n°70. [5] Sources : Histoire de la Ligue de l’Enseignement et de l’Éducation permanente, 1864-1989. [6] À propos de ce pédagogue hors norme de la fin du XIXe et début du XXe siècle, voir R. ROBBRECHT (Dir.), Alexis Sluys et son époque. Une vie d’engagement au service de l’enseignement officiel en Belgique, 2. Vol., Bruxelles, Ligue de l’Enseignement et de l’Éducation permanente, 2014 - G. LAURENT, « Alexis Sluys : un pédagogue engagé au service de l’enseignement officiel » dans Cahiers Bruxellois, T. XLVII, 2015, p. 74-106. [7] ROBBRECHT (Dir.), Alexis Sluys, vol. 2, p. 17 et sq. [8] H. BOON, Enseignement primaire, p. 115. [9] Les bâtiments scolaires en province pouvaient être tout aussi insalubres et peu confortables. En 1866, un instituteur de Bavegem, en Flandre orientale écrivait  à la Ligue: «… la place où j’enseigne, une dépendance de la cure, dans un bâtiment destiné à un atelier,  ressemble plus à une bergerie qu’à une école… [il est] exposé aux vents et aux intempéries…  sans lieu de récréation, ni commodités pour les enfants ; les filles doivent faire leur besoins à la rue et les garçons, au nombre de quatre-vingts, dans une petite cour de douze mètres carrés (Extraits d’un texte cité par R. DESMED, « L’École modèle et le musée scolaire » dans Histoire de la Ligue de l’Enseignement et de l’Éducation permanente (1864-1989),  Bruxelles 1990, p. 119).  

juin 2021

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