Le défi du Président

Mercredi 12 février 2014

Un magazine people publie les photos d’un rendez-vous galant : le Président de la République descend, casque sur la tête, d’un scooter, pour rejoindre une actrice dans une garçonnière. En 24 heures, le pays ne parle plus que de cela. La compagne du Président est si affectée de la nouvelle, qu’elle est hospitalisée. Majorité et opposition se déchirent. Les caricatures abondent, les chroniqueurs chroniquent. Une société de location de voitures publie une annonce : M. le Président, la prochaine fois, évitez le scooter, Sixt loue des voitures avec vitres teintées.

La publicité

Partons de ceci : il n’y a pas de démocratie sans publicité. Si les « choses » ne sont pas publiques, impossible d’en débattre publiquement, impossible de les soumettre au suffrage public. La constitution des démocraties garantit cette publicité : les séances du parlement sont publiques. Les comptes de l’Etat sont publics. Les lois et les décisions politiques sont rendues publiques. Les procès sont publics. Les examens sont publics. Les bilans des entreprises sont publics. Tout ce qui n’est pas public, est, à tout le moins, soumis à des instances de contrôle dont l’existence, les instances et les procédures sont publiques. Dans certains cas, la publicité peut paraître insuffisante ou seulement formelle. Dans d’autres, au contraire, exagérée, elle peut devenir l’instrument d’un contrôle social peu respectueux des libertés. De sorte que l’exercice de la publicité est lui aussi soumis à une discussion publique. Mais son principe, lui, reste indiscuté car les citoyens ne sauraient débattre de ce qui leur resterait invisible et a fortiori caché. Le secret défense, le secret d’Etat, les services secrets ne sont acceptés que dans des limites strictement définies, que leurs responsables sont d’ailleurs constamment suspectés d’outrepasser.

La vie privée et l’intérêt général

Tout ce qui est public en droit n’est pas forcément public pour autant. Dans les faits, l’Etat ne communique pas l’ensemble des informations censées être publiques à la connaissance des citoyens. Mais la presse publie. C’est la presse qui rend effectivement publique une grande partie de ce qui ne l’est que par principe. C’est elle aussi qui rend public ce qui devrait l’être, mais que certains tentent, par intérêt, de ne pas soumettre à l’opinion publique. Et c’est là peut-être qu’elle est le plus utile. La presse doit donc être libre. Le gouvernement ne peut contraindre sa liberté, car limiter sa liberté, c’est limiter la publicité, c’est donc restreindre la capacité des citoyens à participer au débat public et à la décision. Mais entre régulièrement dans ce qui n’est pas public, la sphère privée. C’est ici que le problème commence car le périmètre de la sphère privée est protégé par la loi. Dans quels cas la presse s’autorise-t-elle cette intrusion ? L’article 25 du nouveau Code de déontologie, récemment adopté par le Conseil de déontologie journalistique, le dit explicitement: « Les journalistes respectent la vie privée des personnes et ne révèlent aucune donnée personnelle qui ne soit pas pertinente au regard de l’intérêt général[1] Mais qu’est-ce alors que « l’intérêt général » ? Le même code précise : « Du point de vue de la déontologie journalistique, est d’intérêt général une information qui évoque un ou plusieurs enjeux pour la vie en société dans son ensemble ou pour une de ses composantes. Certains codes utilisent les expressions intérêt public ou intérêt sociétal. Ces termes marquent tous la différence avec l’intérêt particulier. En tout cas, l’intérêt général ne se confond pas avec la simple curiosité de la part du public.  »[2] Même si le cadre est plus large que ce qui doit obligatoirement être public selon nos constitutions, dans le principe d’une information qui représente un enjeu pour la vie en société, nous retrouvons le sens démocratique de la publicité. Dans ce cadre plus large, quand les journalistes publient une information de la vie privée qui présente un intérêt général, ils sont manifestement dans le rôle essentiel qui est le leur.

De l’info people

Les informations des magazines people présentent-elles le moindre intérêt général, la moindre utilité pour un débat démocratique ? C’est rarement le cas. Quel autre objectif ont-ils que de satisfaire la simple curiosité du public sur la vie privée des personnes dites publiques ? Cette presse se défend en disant qu’une personne publique n’a pas de vie privée. C’est un argument abusif car  il n’existe pas de personnes publiques. Il existe seulement des personnes privées. Certaines d’entre elles exercent des fonctions publiques. Mais c’est la fonction qui est publique, jamais la personne. A priori donc, une information sur la vie amoureuse, et donc privée, d’un Président en exercice, n’est pas une information qui a un intérêt général, mais une information qui a pour seul objectif de satisfaire la simple curiosité du public. La presse people ne poursuit pas d’objectif démocratique. Même si ses informations illustrent forcément l’évolution des mœurs, cette presse flatte essentiellement notre voyeurisme pour son seul « intérêt privé ». Pourtant, dans l’Echo, Jean-Jacques Jespers, professeur de journalisme à l'ULB, déclare : «Quand on est Président, il n'y a rien de privé dans ce genre d'histoire. Tout ce qui peut influencer sa vie publique devient naturellement et légitimement matière à intérêt pour les médias. » Ce point de vue ouvre une question : en quoi ces éléments de la vie privée « influencent la vie publique » ? Dans le cas de l’affaire Profumo, l’un des grands scandales des années 1960 en Grande-Bretagne, la réponse était évidente. Sa maîtresse, Christine Keeler, était aussi celle d’un espion soviétique. Mais dans le cas de François Hollande, quelle est l’influence de son aventure sur sa présidence ? Nous sommes dans une situation paradoxale. L’information était connue de beaucoup de journalistes. Ils ne l’avaient pas publiée parce que, pour eux, elle ne présentait justement pas d’intérêt général. Mais une fois qu’elle a été publiée par un journal people, l’information est devenue publique, et ils se sont retrouvés dans la situation de devoir trouver, a posteriori, en quoi elle présente un intérêt général. En fait, jusqu’ici, ils n’ont rien trouvé de convaincant. Dans sa conférence de presse du 14 janvier dernier, le Président en a profité pour tenter de ramener l’information dans son cadre privé. Mais cette tentative ne lui a permis que de gagner du temps. Tout feuilleton a sa logique et il ne peut y échapper. Le privé est devenu public ; tout retour en arrière est impossible.

Vers le meilleur

Henri Guaino, l’homme qui a écrit quelques-uns des grands discours du président Sarkozy, dit que « l’art de la politique est de détourner les passions populaires de ce qu’il y a de pire pour les orienter vers ce qu’il y a de mieux. »[3] S’il y a une solution à la transgression politique qui a été commise par l’intrusion de la presse people dans la vie privée d’un Président, elle consistera à détourner l’intérêt du public de ce qu’il y a de pire pour l’orienter vers ce qu’il y a de mieux. C’est le défi qui est posé en même temps à l’homme politique et à la personne privée. Son prédécesseur, rattrapé malgré lui par sa vie de famille, a su gérer sa vie privée pour un mieux. Il a divorcé, s’est remarié, a eu un enfant. Ces éléments de sa vie privée ont contribué à lui donner l’image publique d’un homme courageux et moderne, capable de réformer son pays comme de renouveler sa vie personnelle. Hollande devra lui aussi transcender la situation triviale où l’a plongé un journalisme de caniveau pour transformer sa vie personnelle en cohérence politique utile à la démocratie que sa fonction incarne.   Michel Gheude

[2]Ibidem.
[3]Henri Guaino in (italique) Henri Guaino, Denis Podalydès. Le masque et la plume(italique) , propos recueillis par Alexandre Lacroix et Martin Legros, in Philosophie Magazine #49, 27/04/2011.

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