La vie sur Terre, histoire de chance, histoire de gaspillage ?

Vendredi 17 novembre 2017

Darwin’s finches, by John Gould
Depuis plusieurs milliers d’années, les éleveurs et cultivateurs modifient les espèces de végétaux et animaux domestiques, en gardant les individus les mieux adaptés à leurs besoins (productivité plus grande, meilleure résistance à la sécheresse, etc.), et en les faisant se reproduire. Les individus conservés transmettent leurs caractères à leur descendance, et c’est ainsi que l’espèce se modifi e très graduellement sous l’action de l’homme. Par cette sélection artificielle, on est passé du loup, sauvage et méfiant, au bichon dégoulinant d’affection. On transforme la petite racine blanche et amère d’une plante en un gros légume orange et sucré : la carotte. De même pour le blé, les bovins, le riz, etc.

« Sélection naturelle »

Par analogie, Darwin a proposé que les conditions naturelles (variation du climat, apparition d’îles ou de montagnes, etc.), jouent le rôle de l’éleveur et sélectionnent, parmi une population, les individus les mieux adaptés. Ainsi les survivants de chaque génération transmettent à leur descendance les caractères adaptatifs (par exemple : couleur du pelage, longueur d’une racine, etc.) sélectionnés par le changement de milieu. C’est là l’essentiel de la théorie de l’évolution par sélection naturelle, corroborée par l’observation et parfaitement compatible avec la biologie moderne. Cette superbe théorie, cadre général de l’étude de la vie, contient l’idée que chaque plante et animal possède dans sa descendance suffisamment de variété pour s’ajuster « en direct » aux modifications d’environnement. La Vie dans son ensemble est suffisamment plastique pour s’adapter en permanence à un milieu en lent (mais continuel) changement.

Gaspillage d’individus?

Cette sélection naturelle n’est possible que si chaque être vivant produit un grand nombre de descendants légèrement différents les uns des autres. Fatalement donc, un très grand nombre d’individus d’une espèce donnée meurt bien avant d’arriver à l’âge adulte1 . Pensons par exemple aux centaines d’oeufs pondus par une mésange huppée au cours de sa vie de dix ans, aux centaines de milliers de fruits produits par un châtaignier  pendant cent ans : en moyenne, seul deux (dans le cas des mésanges) ou un (dans le cas des châtaignes) va donner un adulte, soit des « pertes » de l’ordre de 99,999 % dans le premier cas et 99,5 % dans le deuxième ! Les êtres vivants utilisent donc beaucoup de leur énergie à produire des rejetons dont l’écrasante majorité mourra très rapidement, ce qui fait penser à du gaspillage. Mais le terme de gaspillage ne me semble pas  adéquat, d’une  part puisque ces fruits et ces bébés servent de nourriture pour d’autres êtres ; et d’autre part, cette profusion est indispensable pour donner le plus possible de chances à l’espèce de donner naissance au « bon » individu adapté aux conditions naturelles. Les individus morts avant l’âge adulte ne sont pas « gaspillés ». On peut plutôt les voir comme des essais, indispensables à la survie de l’espèce.

De plus en plus d’espèces? 

Ce processus d’évolution continuelle d’une espèce peut également engendrer l’apparition de deux nouvelles espèces à partir d’une. Lorsqu’une population est coupée en deux (pensons à une presqu’île devenant une île à la suite d’une hausse du niveau de la mer), les deux groupes évoluent séparément et peuvent former in fine deux espèces différentes2. Par exemple, la population sur l’île devient plus poilue pour survivre à des vents plus forts. Beaucoup d’espèces se sont différenciées ainsi de part et d’autre de barrières naturelles (Oural, Sahara, Atlantique, etc.). La théorie de l’évolution explique donc  très simplement comment, à partir de vie primitive, il y a quelques milliards d’années, est apparue une variété extraordinaire d’espèces, de la jacinthe au rhododendron, du hibou à la panthère. On pourrait imaginer d’après ce schéma que le nombre d’espèces ne ferait que croître. C’est là la vision classique et ancienne de l’arbre de l’évolution, qu’on a généralement en tête. A la base du tronc, les organismes les plus anciens, algues, bactéries, peu diversifiés, puis, en remontant vers le présent, des espèces de plus en plus nombreuses et complexes, pour arriver à la prodigieuse diversité actuelle (plantes à fleurs, champignons, animaux, bactéries, etc.). En somme, un arbre de la vie de plus en plus ramifié à mesure que le temps passe (voir image ci-contre).

Décimation et stabilisation

Or l’étude des fossiles montre que l’histoire de la Vie n’est pas aussi linéaire. Car l’évolution par sélection naturelle, procédant par petites modifications, génération après génération, a besoin de temps, et atteint ses limites lors de changements rapides et brutaux (par  exemple, une chute de température de cinq degrés en dix mille ans seulement). Lors de ce genre de modification, souvent due à des phénomènes cataclysmiques (chute de météorite, éruption volcanique majeure, etc.), l’évolution par sélection naturelle n’a pas le temps de faire son oeuvre adaptative. Beaucoup d’espèces, ne supportant pas les nouvelles conditions, disparaissent alors.

Ces extinctions de masse, comme la Terre en a connu plusieurs depuis 500 millions d’années3 (notamment il y a 65 millions d’années, celle de la fin des dinosaures), peuvent anéantir jusqu’à 95% des espèces !

Imaginons par exemple en dix mille ans la disparition de tous les vertébrés (poissons, oiseaux, reptiles, mammifères, donc nous avec) et des plantes à fleurs, ainsi qu’une grande partie des invertébrés et des champignons ! Seuls subsisteraient quelques mousses, vers, petits insectes, plancton marin. Presque toute la variété du vivant fauchée : voilà ce que signifie une extinction de masse, phénomène beaucoup plus impressionnant que la seule disparition d’une petite famille d’animaux comme les dinosaures. Suite à une extinction, reste donc la petite fraction des espèces épargnées. Dans la période de calme qui s’ensuit, celles-ci recolonisent les terrains désertés, et évoluent pour engendrer de nouvelles espèces. La diversité augmente ainsi, jusqu’à la prochaine catastrophe, quelques dizaines de millions d’années plus tard. Ainsi, plutôt qu’une évolution progressive avec augmentation permanente de la diversité, l’histoire naturelle ressemble plutôt à une alternance de diversification par sélection naturelle dans les périodes calmes, et de cataclysmes supprimant une grande partie des espèces. Comme le résume le paléontologue S. J. Gould, qui a beaucoup popularisé cette idée : « L’histoire de la vie est une histoire de décimations4 et de stabilisations ultérieures de quelques anatomies survivantes, pas une histoire d’expansion permanente et de progrès. »

Entretien d’embauche 

Darwin’s finches, by John Gould

Pourquoi certaines espèces survivent pendant une extinction de masse et pas d’autres ? Quelle est la différence entre la sélection naturelle en période calme et la sélection par catastrophe ? Imaginons dix candidats convoqués à 10h00 à un entretien d’embauche. Deux postes sont à pourvoir. Neuf candidats, dont deux diplômés, très expérimentés, sont à l’heure et attendent dans le couloir, et un, peu compétent d’ailleurs, est en retard et marche encore dans la rue. La suite normale serait prévisible : le candidat en retard n’a aucune chance, il ne sera même pas auditionné, et les deux hommes parfaits diplômés seront pris. Les huit autres rentreront chez eux et  profiteront de l’expérience (un peu désagréable, mais pas mortelle) pour améliorer leur CV pour un prochain entretien. Mais survient un événement inattendu : à 10h15, pendant les entretiens, le bâtiment s’effondre sous l’effet d’un séisme. Huit des neuf candidats arrivés à l’heure, dont les deux winners, décèdent. Le neuvième, rapide et souple mais pas diplômé, parvient à se dégager des décombres. Le retardataire survit également, bénissant sa panne de réveil.  La direction n’a pas le choix : il faut pourvoir les postes et respecter la procédure. Les deux losers, le rapide sans diplôme et le retardataire incompétent, sont embauchés. Les « règles » nouvelles de recrutement imposées par la catastrophe (souplesse, rapidité, et même retard !) n’ont plus rien à voir avec les critères ordinaires (diplômes, compétences, ponctualité). Et ces règles deviennent terriblement draconiennes : au lieu d’un simple entretien raté, elles se soldent par le décès du candidat ! De même, dans l’histoire de la Vie, une extinction de masse change totalement les règles et les enjeux. Au lieu de changements graduels permettant une lente amélioration de l’espèce (le candidat qui tire profit d’un entretien manqué pour adapter son CV au marché du travail), les nouvelles « règles » sont si brutales qu’elles imposent la disparition de l’espèce (le candidat décède carrément). Et l’espèce la mieux adaptée au sens des règles normales peut se trouver inadaptée aux nouvelles règles, et inversement. Les notions de loser et de winner se trouvent brutalement bouleversées, voire inversées, et le hasard joue un rôle important dans ce retournement. C’est ainsi que, il y a 65 millions d’années, nos ancêtres les mammifères ont survécu aux dinosaures en raison de leur petite taille, devenue brusquement un avantage pour la survie.

L’arbre de la vie couvert de branches mortes

Ce point de vue (hasard, règles modifiées) donne un autre regard sur l’évolution. Car ce ne sont pas à proprement parler les plus adaptés qui survivent, mais les plus « chanceux », qui passent au travers des catastrophes  grâce à un trait devenant brusquement essentiel par le fruit du hasard (la souplesse ou le retard plutôt que les diplômes !). Il faut donc réviser la vision classique de l’arbre de la vie. Loin du schéma classique de l’arbre de plus en plus diversifié à mesure qu’on arrive vers le présent, il est couvert de brusques ramifications, d’une multitude de branches brutalement coupées (la branche des dinosaures, par exemple), à côté de rares branches  survivantes se ramifiant à leur tour ; et ces ramifications sont encore décimées un peu plus haut (voir image ci-contre). En somme, les êtres actuels sont les descendants de rescapés qui ont survécu aux extinctions pour des  raisons qui relèvent parfois plus du hasard que du schéma habituel de l’évolution progressive suivant la sélection naturelle.

Une histoire de gaspillage ou une histoire de chance?

Une personne m’a dit récemment : « Je me demande pourquoi il y a tant de nouvelles espèces qui apparaissent, pour disparaître ensuite. La disparition des dinosaures, quel gaspillage ! ». On pourrait en effet être tenté de parler de gaspillage, cette fois non d’individus, mais d’espèces. Je pense cependant que le terme est de nouveau inadéquat, puisque la notion de gaspillage est liée à l’utilisation d’une ressource. Or une espèce n’est pas une ressource : elle ne sert à rien, ni personne. Chaque espèce est incluse dans un équilibre global d’interdépendances, lequel équilibre est modifié, en douceur ou brutalement, par les changements de conditions de vie. D’une certaine façon, une disparition ne signifie pas « perte », mais simple événement dans l’histoire de l’adaptation des êtres aux conditions de vie sur Terre. Pas de gaspillage donc, car, dans l’état actuel des connaissances,  l’évolution est dépourvue de sens, d’utilité et de but ; elle est foisonnante et aléatoire. Voilà un des messages principaux de la théorie de l’évolution, pour laquelle Homo sapiens sapiens est une espèce survivante parmi des millions d’autres d’une longue lignée d’animaux tantôt bien adaptés, tantôt simplement chanceux.  

François Chamaraux, enseignant en physique et mathématiques

  • 1. À part Homo sapiens sapiens, qui a réduit la mortalité infantile à une valeur exceptionnellement faible.
  • 2. Deux groupes forment des espèces différentes s’ils ne sont pas interféconds.
  • 3. L’extinction actuelle, due à l’homme, en fait partie, mais possède un statut particulier puisque due à un animal et non des conditions géologiques ou météoritiques.
  • 4. Le terme « décimation » n’est pas pris au sens moderne d’extermination, mais au sens premier, c’est-à-dire l’exécution au hasard d’une fraction d’un groupe.

Illustration article: Darwin’s finches, by John Gould

nov 2017

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