La pauvreté ou l’infranchissable barrière aux droits de l’enfant

Jeudi 11 janvier 2018

L’égalité des chances est un pilier important de la démocratie aux côtés de l’état de droit et des élections libres et transparentes. Contrairement aux systèmes politiques qui maintiennent les individus dans des castes inégalitaires, séparées et basées sur la naissance, la démocratie reconnaît à chaque individu la liberté et lui assure, du moins dans ses principes, les possibilités de mobilité sociale. En étant le frein principal à l’ascenseur social, la pauvreté s’avère anti-démocratique. L’exemple le plus saillant est celui de notre enseignement qui est l’un des plus inégalitaires d’Europe.
Si je ne devais retenir qu’une chose de mon expérience de Délégué général aux droits de l’enfant, ce serait le fait que la pauvreté est sans nul doute l’une des plus hautes barrières aux droits de l’enfant. Elle s’insinue dans toutes les franges de la vie des enfants et prend en otage leur avenir. Quand elle plante ses griffes, c’est pour longtemps… Ceux qui doivent y faire face peuvent bien peu contre elle, a fortiori, quand il s’agit d’enfants. Les  conséquences de la pauvreté sur les enfants telles qu’elles apparaissent à travers les interpellations que traite quotidiennement mon institution sont énormes. Je tiens à signaler que si j’appelle « pauvreté » ce que je traite dans ce texte, c’est pour des raisons de commodité. « Précarité » aurait assurément été un choix plus judicieux car à ce manque d’argent qu’on appelle « pauvreté » s’ajoute une série de difficultés, de stigmatisations et de discriminations qui plongent les familles pauvres et leurs enfants dans une spirale d’exclusions dont il est très difficile de se sortir. Les conséquences de la pauvreté sur l’égalité des chances ainsi que sur la construction identitaire des enfants des familles qu’elle frappe sont énormes. Les souffrances physiques et psychologiques qu’entraîne la pauvreté sont également loin d’être négligeables.

Pauvreté et égalité des chances

La relation entre la relégation scolaire et la pauvreté n’est plus à prouver. Faire de prestigieuses études annonciatrices d’un avenir radieux est plus souvent une question de moyens économiques que de talent individuel. Un enfant dont les parents sont pauvres sera bien plus à risque de se retrouver dans les filières professionnelles - qui devraient être des filières d’excellence mais qui sont devenues avec le temps des filières de relégation - ou en enseignement spécialisé. Il sera par ailleurs également plus susceptible d’être placé en institution de protection de la jeunesse qu’un petit camarade issu d’une famille aisée. De plus en plus de parents interpellent le Délégué général à propos des frais scolaires. Certains le font car l’école de leur enfant a menacé de recourir aux huissiers pour récupérer les frais indus bien qu’ils aient produit des documents qui attestent de leur insolvabilité. Parfois, avant le recours aux huissiers, certaines écoles mettent la pression directement sur les enfants dans l’objectif avoué de faire plier leurs parents. Il est évident pourtant que cette situation est préjudiciable au rapport à l’école des enfants concernés. Mais notre institution scolaire va plus loin dans l’amplification des inégalités sociales : comme le montre le tableau de l’« indice socio-économique » de nos différents établissements scolaires, notre système scolaire sanctuarise les écoles performantes pour les enfants des familles aisées et enferme les enfants de familles pauvres dans des écoles-ghettos et les filières garages. Ainsi, comme conséquence importante, la pauvreté maintient dans la pauvreté. Elle hypothèque l’avenir des enfants issus des familles les moins favorisées et vide de son sens la notion même d’égalité des chances.

La pauvreté est source de souffrances physiques et psychologiques

La pauvreté place la famille entière dans l’anxiété constante. Vivre avec des bouts de ficelles ne rend pas serein, la tension psychologique est palpable et permanente et a un impact important sur les enfants. Les situations les plus récurrentes qui atterrissent sur le bureau du Délégué général aux droits de l’enfant concernent les médiations de dettes, les frais scolaires et les difficultés de logement. La médiation des dettes est une procédure qui peut  s’avérer très intrusive et, dans bien des cas, les parents couverts de dettes essaient de protéger leurs enfants en leur en disant le moins possible. Il est cependant impossible de cacher l’angoisse et les enfants sentent la détresse de leurs parents. L’anxiété qui en résulte restera collée à ces enfants pour une longue durée car la pauvreté est souvent une route à sens unique. La question des frais scolaire prend de plus en plus de l’ampleur à mesure que les conditions économiques des plus fragilisés se détériorent. Comme évoqué plus haut, pour une école réputée gratuite, notre école est parfois très chère et souvent très dure envers le « mauvais » payeur. Aux noms affichés publiquement sur les portes de classes ou aux valves, en passant par le fait de faire manger à terre les enfants dont les parents n’ont pu s’acquitter de frais de cantine, les moyens de rétorsion sont nombreux. Le discours qui dénigre les parents dans l’impossibilité d’apurer leurs dettes scolaires est également explicite. Interpréter les « mauvais payeurs » à des « mauvais parents », est un glissement réel et fréquent. Pour ces enfants, la souffrance psychologique qui en résulte est immense. La question du logement est criante. Les difficultés de payement de loyers, les huissiers qui débarquent, les expulsions des logements sont source de souffrance psychologique qu’il est aisé de deviner. Au niveau des tourments d’ordre physique que cause la pauvreté, la question de l’accès à la santé me semble prépondérante. Bien que les parents fassent souvent tout ce qu’ils peuvent pour faire passer la santé de leurs enfants avant la leur, celle-ci n’est pas épargnée par la pauvreté. C’est souvent les soins dentaires - les appareils dentaires et prothèses notamment - insuffisamment remboursés  lors qu’ils sont indispensables, qui sont mis de côté. De la même manière, les frais liés aux lunettes de vue sont aussi souvent délaissés pour parer au plus urgent. Les conséquences sont lourdes et souvent en cascade. Les enfants des familles pauvres « trinquent ».

Pauvreté et construction identitaire

La pauvreté n’est pas seulement le fait de ne pas « avoir assez ». Elle n’est pas exclusivement cette « plaie d’argent qui n’est pas mortelle » du légendaire adage. On ne manque pas uniquement d’argent, on « est » pauvre. Comme le résumait si bien une jeune fille que j’ai rencontrée dans le cadre de ma mission de Délégué général : « le plus dur ce n’est pas d’avoir rien mais d’être considérée comme rien ». De là découle une façon de se voir, de  se considérer et de vivre avec les autres. Pour les enfants, la peine est double. Dans ce monde consumériste où pour exister il faut acheter et avoir, les jeunes issus des familles pauvres apprennent qu’il faut les mêmes gadgets que les autres, les mêmes GSM et vêtements de marques pour éviter la disqualification sociale. Ils coupent donc dans ce qui est important quand l’argent est rare. Cependant personne n’est dupe, ni eux ni les autres autour. L’effort n’est pas payant mais ils ne peuvent ne pas le faire. Pour eux la médaille a deux revers. Car il y a aussi la disqualification de leurs parents. Offrir des cadeaux est le nouveau rôle sans lequel la parentalité moderne ne serait pas complète. À l’époque des paillettes, l’attachement, si indispensable à la construction identitaire, est mis à mal par cette incapacité.

Conclusion

Je ne peux conclure sans rappeler ces quelques chiffres : 4 nouveaux-nés sur 10 naissent dans un foyer qui vit sous le seuil de pauvreté ! Par ce simple fait et au regard du fait que la pauvreté est le plus grand fossoyeur des droits de l’enfant, la Belgique n’est pas, pour l’heure, respectueuse de la Convention Internationale relative aux Droits de l’Enfant. Quelques efforts politiques pourraient atténuer certains des effets désastreux de la pauvreté : la gratuité complète des soins de santé, une école réellement gratuite et l’amélioration de l’accès aux services d’accueil de la petite enfance seraient des premiers pas louables.   Bernard De Vos, délégué général aux droits de l’enfant Depuis 2008, Bernard De Vos est Délégué général aux droits de l’enfant. Il a pour mission générale de veiller à la sauvegarde des droits et des intérêts des enfants. Plus d’infos : www.dgde.cfwb.be   Crédit photo: Ça commence aujourd’hui, Bertrand Tavernier, 1999

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