La continuité des apprentissages: une sanction pédagogique? - Interview de Laurence Baud’huin, enseignante primaire à l’école Emile André à Bruxelles

Lundi 25 mai 2020

Female teacher standing by blackboard, looking out window
Depuis l’annonce de la fermeture des écoles à travers le pays, certaines voix se sont fait entendre afin d’alerter des dangers d’une augmentation des «violences pédagogiques» envers les enfants. En effet, les mesures, à priori louables, prises par la Ministre Désir afin d’assurer une continuité des apprentissages, ne cachent elles pas un risque d’aggravation des inégalités entre élèves, déjà très présentes en temps normal?

Afin d’être au plus proche de la réalité de terrain, nous avons interviewé Laurence Baud’huin, enseignante primaire à l’école Emile André à Bruxelles. Un entretien réalisé dans pour rédaction de l'article "La continuité des apprentissages: une sanction pédagogique?" dans le cadre du dossier "Maltraitance infantile et confinement" pour notre magasine Eduquer n°154

Eduquer: On dit souvent que le système scolaire belge est profondément inégalitaire. Pensez-vous que ces iniquités sont cristallisées avec la crise sanitaire du Coronavirus ?

Laurence Baud’huin: Je ne sais pas si le système est inégalitaire, ce que je sais, c’est qu’il donne une grande liberté d’action aux écoles, ce qui a pour conséquences que certaines écoles ont un fonctionnement qui creuse plus profondément les inégalités sociales, tandis que d’autres font tout ce qui est en leur pouvoir pour les résorber. Parmi les leviers dont disposent les écoles pour permettre l’émancipation de tous les enfants, d’où qu’ils soient issus, la mixité socio-économique est très importante. Or, depuis que les écoles sont fermées, les familles se retrouvent isolées les unes des autres. Ca a le mérite de retisser les liens familiaux, parfois distendus à cause des cadences infernales de nos vies, mais ça va forcément aussi engendrer un effet « vase clos », les gens restant dans un entre-soi peu propice aux échanges de points de vue. De plus, dans les familles plus aisées, l’accès aux contenus stimulants, de qualité, est plus facile, à la fois techniquement (plusieurs ordinateurs connectés dans certaines familles contre les seuls smartphones des parents à partager entre eux et leurs enfants dans d’autres), et culturellement…

Eduquer: Selon vous, est-ce que le plan de continuité des apprentissages durant la suspension des cours, mis en place par la Ministre Désir, renforce les inégalités scolaires entre les élèves?

Laurence Baud’huin: Il tente de ne pas le faire, en insistant sur le fait que, pour ne pas laisser les élèves les moins autonomes sur le carreau, de nouvelles compétences ne doivent pas être abordées, par exemple. Il demande aussi que l’enseignement virtuel soit dispensé « pour autant que chacun puisse y participer », ce qui sous-entend la prise en considération du fait que certains ne le puissent pas… Ici encore, c’est une circulaire qui laisse une très grande liberté aux écoles. Et celles-ci réagissent selon leurs convictions pédagogiques. Cela va clairement créer des gestions très différentes selon les établissements !

Eduquer: Au sein de votre établissement scolaire, avez-vous envisagé des solutions pour pallier aux besoins des familles désœuvrées tant matériellement que pédagogiquement afin de les aider durant le confinement?

Laurence Baud’huin: Chez nous, à Emile André, nous dispensons une pédagogie active, c’est-à-dire basée sur le vécu des élèves, sur leur créativité, leur envie de dire, de faire et de découvrir le monde… Covid19 ou pas, nous n’avons pas changé, nous sommes partis du principe que les enfants qui s’ennuient à la maison allaient faire preuve d’imagination : nous les avons un peu stimulés en leur proposant des défis, postés sur le site de l’école et sur YouTube (que la plupart des enfants savent aujourd’hui parfaitement utiliser), puis nous leur avons demandé de nous envoyer leurs créations, en textes, en vidéo et/ou en photos, pour que nous puissions les publier dans un journal de l’école virtuel « spécial confinement ». Ça a tellement bien marché que nous avons dû diviser le journal en 4 parties pour le publier sur le site, tant il était lourd !

Eduquer: Avez-vous des craintes pour l'avenir des enfants aux besoins spécifiques qui ne peuvent pas être soutenus par leurs professeurs ou logopèdes et dont les parents ne disposent pas des ressources suffisantes pour les aider scolairement ? N'avez-vous pas peur que ces élèves restent sur le bas-côté ?

Laurence Baud’huin: Je suis partagée. D’une part je ne crois pas que quelques mois sans école vont définitivement pénaliser les enfants aux besoins spécifiques. Pour la plupart, ils vont développer d’autres ressources, et je suis très confiante en leur créativité. Nous, enseignants mais aussi logopèdes, psychomotriciennes,… reprendrons le travail là où nous l’avons laissé, voilà tout ! Néanmoins, il reste une petite proportion d’élèves dont je n’ai pas de nouvelles, malgré mes tentatives de contacter les parents. Je ne sais pas comment ils vivent la crise, je ne sais pas s’ils vont bien : pour ceux-là, oui, je suis parfois inquiète.

Eduquer: Comment envisagez-vous l'avenir? Pensez-vous que les demandes en terme de compétences seront réenvisagées si les écoles restent fermées jusqu'à la fin de l'année scolaire?

Laurence Baud’huin: Je pense en effet que nous arrêterons nos évaluations aux compétences abordées, et reprendrons à partir de là quand nous nous reverrons ! Pour moi, pas question de galoper pour rattraper le temps perdu ! Les enfants ne sont pas des machines que l’on pousse plus fort pour qu’elles aillent plus vite ! Au contraire, peut-être… après un tel bouleversement, il va falloir faire tourner la parole à nouveau, remettre la communication au cœur de la classe, reconstruire la coopération… ça va prendre du temps.

Eduquer: Pensez-vous qu'il y aura un après coronavirus dans la manière d'enseigner et dans le rapport enseignant / l'élève?

Laurence Baud’huin: Je ne serais pas étonnée que l’on nous demande de développer la communication virtuelle avec les enfants (et entre eux), de manière préventive, en créant par exemple un compte pour chaque élève, via une plateforme de communication… et en leur apprenant à s’en servir. A part cet aspect technique, qui comme tout outil peut être intéressant s’il est utilisé avec intelligence, je ne pense pas que grand chose va changer. Je sais que, dans notre école, nous aborderons la reprise avec sensibilité et en mettant l’humain au cœur des processus, car c’est ce que nous faisons toujours. Espérons seulement que dans les écoles qui placent la quantité de contenu abordé comme curseur d’efficacité, le rythme scolaire ne devienne pas un plus grand vecteur de stress pour des enfants qui, comme nous, vivent souvent cette crise sanitaire avec anxiété…

Une interview réalisée par Marie Versele, secteur communication

mai 2020

éduquer

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