«Je suis une chercheuse engagée»

Lundi 20 janvier 2020

François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences
En lisant des livres d’histoire des sciences, on pourrait croire que la science ne progresse qu’avec des Marie Curie, des Darwin et des lauréat·e·s de prix Nobel. Mais la science avance aussi - et peut-être surtout - grâce à des millions de modestes acteurs et actrices de l’ombre: chercheur·se·s, bien sûr, mais aussi professeur·e·s, inventeurs, instituteur·trice·s, technicien·ne·s, amateur·trice·s, etc., qui mettent leur engagement et leurs convictions au service de la science et de sa diffusion. Au travers de quelques entretiens, nous voulons présenter diverses facettes vivantes de la science incarnée par des personnes passionnées. Ce mois-ci, rencontre avec une toxicologue féministe et engagée.

Laurence Huc: Je m’appelle Laurence Huc, 41 ans, je suis toxicologue en santé humaine à l’INRA (Institut National pour la Recherche Agronomique, France). La toxicologie est la science qui vise à étudier les effets nocifs que peuvent avoir des substances chimiques exogènes (produites à l’extérieur de l’organisme). Il peut s’agir de polluants, mais aussi de médicaments testés avant leur mise sur le marché (étude des effets secondaires). Je travaille en santé humaine, mais il existe également des écotoxicologues, qui travaillent sur les éventuels effets des molécules sur la biodiversité et les écosystèmes.

Éduquer: Pourquoi l’étudiante en biologie que vous étiez devient-elle toxicologue?

L.H.: J’ai eu la chance d’avoir une formation très généraliste en biologie: neurologie, biologie moléculaire, génétique, physiologie végétale, etc. Or, en toxicologie, plutôt que de devenir expert dans l’une de ces spécialités, on est amené à traiter des problèmes touchant à tous ces domaines de la biologie, selon les molécules testées. Travailler dans ma discipline me permet donc d’utiliser diverses compétences scientifiques, sans être trop spécialisée. Ensuite, cette discipline a un impact fort au niveau de la société. C’est une science qui vise au bien commun, dont les retombées sont palpables. Enfin, dans le cas des polluants environnementaux, la toxicologie agit en prévention plutôt qu’en traitement de maladies. La science médicale a beaucoup misé sur le traitement, plus que sur la prévention. Or, quand on voit ce qu’un cancer implique en termes de traitement, je me dis qu’il vaut mieux investir plus dans la prévention.

Éduquer: En quoi consiste votre travail? Continuez-vous de faire des expériences, par exemple?

L.H.: Le travail de mon équipe consiste à expérimenter, rédiger des articles, présenter les résultats, mais aussi… trouver des financements. Je ne fais donc plus beaucoup d’expériences, mais j’en fais encore. Beaucoup de scientifiques, à mon âge, cessent leurs activités expérimentales, persuadés qu’ils doivent laisser cela à des plus jeunes. Je pense que c’est une erreur. D’abord parce qu’il faut garder un pied dans la réalité de terrain. Ensuite, je pense qu’on ne doit pas confier des hypothèses majeures à des gens qui finissent à peine leurs études. J’ai la hantise, depuis que je dirige une équipe et des doctorants, de partir sur de mauvaises hypothèses, ce qui gâcherait l’avenir d’un jeune doctorant. Je fais donc des essais moi-même pour tester de nouvelles idées, pour orienter les personnes avec qui je travaille.

Éduquer: Concrètement, quelles expériences faites-vous?

L.H.: Nous cultivons des cellules (intestin, foie) et nous les exposons aux molécules dont on étudie les effets, puis nous mesurons les réactions. Une cellule face à un toxique, c’est un peu comme un village assiégé. La cellule peut modifier la molécule puis s’en débarrasser, au prix parfois d’une grande quantité d’énergie (victoire de l’assiégé); ou bien elle meurt (victoire de l’assiégeant); ou alors les cellules s’affolent, se séparent les unes des autres et se déplacent, etc. Une des caractéristiques du cancer, c’est justement que des cellules se déplacent, et c’est ainsi que se forment des métastases. Nous regardons aussi si l’ADN dans le noyau a été endommagé, nous mesurons l’activité respiratoire, etc. Parmi les produits que nous testons en ce moment, il y a la dioxine et le benzopyrène. Ces deux molécules sont «naturelles», produites par exemple par le volcanisme. Mais l’activité humaine les engendre également (viande grillée et pots d’échappement pour le benzopyrène, incinérateurs d’ordures pour la dioxine).

Éduquer: Ces molécules-là existent donc depuis bien avant l’apparition des humains. Mais vous testez également les effets de molécules entièrement créées par Homo sapiens.

L.H.: Oui. Ces molécules «nouvelles», fabriquées par l’industrie chimique depuis moins d’un siècle, sont utilisées pour l’agriculture, les emballages, les détergents, les textiles, les retardateurs d’incendie… Je m’intéresse aux pesticides, qui sont d’ailleurs, en partie, des armes chimiques recyclées. Je travaille aussi dans mon équipe sur le lien entre certains pesticides et cancers du sang (leucémie, lymphomes). C’est le cancer qui ressort le plus chez les agriculteurs exposés.

Éduquer: Qu’est-ce que l’effet «faibles doses» dont on entend souvent parler?

L.H.: Depuis quelques dizaines d’années, on sait que certains produits sont, étrangement, toxiques à très faible dose, mais pas à dose plus forte. Très faible dose, c’est-àdire de l’ordre du milliardième de mole par litre[1] . C’est le cas notamment des perturbateurs endocriniens, comme le bisphénol A, qui perturbent le fonctionnement hormonal. Les hormones, qui sont des messagers chimiques dans le corps, agissent en quantités minuscules, donc une très faible quantité de perturbateur peut avoir des conséquences dramatiques. Notamment pendant des phases-clé du développement (grossesse, enfance). Donc avec ce phénomène, la notion de «seuil tolérable» n’a plus de sens. On ne peut plus dire «le produit est extrêmement dilué, il est à l’état de traces, il ne peut être nocif». Une des principales questions à l’heure actuelle en toxicologie, ce sont justement ces expositions chroniques à faible dose.

Éduquer: À part vos recherches, avez-vous d’autres activités scientifiques?

L.H.: Oui. Je pense qu’il est important que l’on communique aux citoyens ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas. Je participe à différentes manifestations «grand public», par exemple «la Nuit des Chercheurs», avec des stands où l’on fait des ateliers expérimentaux, au contact du public. Je suis également dans l’association «Femmes & Sciences»[2], qui vise à promouvoir la place des femmes en sciences, tant au niveau des études que pour l’appui aux carrières.

Éduquer: Est-ce le rôle du chercheur d’aller au contact des citoyens ordinaires?

L.H.: Oui. Je trouve qu’on fait trop souvent de la science pour la science; on fait des recherches dans un vase clos où on ignore la position sociale et le rôle qu’on a dans la Cité. Lorsque la science est ainsi déconnectée du monde, on ne sait plus si ce qu’on fait est réellement utile pour la société. On produit beaucoup de science pour des applications technologiques peu utiles, sans traiter les vrais problèmes. Si les scientifiques étaient plus en contact avec les gens, ils reformuleraient mieux leurs questions. Le fait de devoir parler devant des gens qui ont un cancer ou qui nous demandent «Que dois-je manger?» nous met devant les vrais enjeux, devant le sens de notre métier. Et cela nous force à un peu d’humilité. Quand je fais des conférences grand public ou des stands avec des enfants, on me dit «Quel temps tu perds!». Mais, en réalité, j’y vais pour moi, pour ce que m’apportent les gens. Je n’y vais pas pour «dispenser mon savoir», mais pour rencontrer le public, et porter un autre regard sur mon travail.

Éduquer: Quelles sont plus précisément les actions de «Femmes & Sciences»?

L.H.: Nous avons par exemple mené un travail avec une troupe de théâtre sur les femmes «oubliées» par le prix Nobel: celles qui se sont fait usurper leur découverte par un homme. Nous travaillons également sur les stéréotypes. Et puis, simplement, on fait des expériences «hors laboratoire»: l’un des meilleurs encouragement pour des jeunes filles, c’est de voir des femmes scientifiques à l’œuvre. Si ce sont des hommes qui sont mis en avant, elles ne peuvent pas se projeter (ou plus difficilement) dans une carrière. La polarité «garçons scientifiques» et «filles littéraires» se met déjà en place dans l’école primaire. Nous travaillons donc aussi sur la formation des enseignants primaires, ou sur la révision des manuels scolaires. Les manuels de science parlent peu de femmes scientifiques, par exemple de toutes ces femmes qui auraient dû recevoir le Nobel. Et les manuels scolaires en général sont très genrés (femmes commerçantes, hommes scientifiques, etc.)[3].

Éduquer: En quoi la science gagnerait à être plus féminisée?

L.H.: Il y a certes plus de femmes en biologie qu’en physique par exemple. Mais plus on monte dans la hiérarchie, là où se fait le pilotage de la science, plus la biologie redevient masculine. La diversité hommes-femmes permet de mieux répondre aux questions de société. Sinon on ne traite, d’une certaine façon, que la moitié des problèmes! Pour résumer en caricaturant, je dirais qu’une science masculine s’occupe de prostate et pas de gynécologie. Le combat contre les perturbateurs endocriniens, qui affectent la fertilité et le développement du fœtus, a commencé avec des femmes, Rachel Carson[4] notamment. Les hommes ne se sont saisis de cette question qu’à partir du moment où on a démontré que la fertilité masculine pouvait également être impactée. Notons qu’à l’heure actuelle, l’infertilité masculine emploie deux fois plus de moyens que l’infertilité féminine. Les problématiques ne sont donc pas posées de la même façon par des hommes et des femmes. Mais il n’y a pas que la diversité de genre qui importe, il y a aussi la diversité sociale, la diversité de nationalités. Dans les milieux les plus modestes, on observe que les parents n’encouragent pas les enfants qui ont le goût des sciences. La science est trop dédiée aux problèmes de riches hommes blancs. D’une certaine façon, la science actuelle est encore trop de la «Western Man Science».

Éduquer: Voyez-vous des manifestations concrètes de la difficulté d’être une femme en recherche?

L.H.: Oui, bien sûr. Depuis que je dirige mon équipe, la violence est décuplée. Ce sont des attitudes, des façons de s’exprimer. On m’a dit une fois: «Maintenant que tu as un enfant, tu devrais t’occuper de lui plutôt que de t’occuper de questions de rigueur scientifique». Je pense qu’on ne s’adresserait pas à un homme de cette façon-là. Quand je parle, parfois on ne m’écoute pas, et si un homme redit exactement la même chose, on trouve ça génial! Cela arrive très souvent. Ou alors il y a de la condescendance, on me donne des conseils dont je n’ai pas besoin. On m’a récemment dit que «je n’avais pas les épaules» et qu’il fallait que je m’appuie sur un chercheur sénior… au secours! (rires). Les femmes doivent souvent se plier à un management assez «masculin», du genre «carotte et bâton». On me dit par exemple que je suis «trop sympa», que je dois «faire souffrir», et que «ce qui compte, c’est la carrière». Je suis convaincue que la présence de plus de femmes en sciences, et plus haut dans les hiérarchies, contribuerait à repenser le travail d’équipe autrement, si tant est qu’elles aient la force de caractère pour imposer un changement… C’est fatigant de lutter, non? (rires)

Éduquer: Vous faites partie d’un groupe de chercheurs qui a lancé une alerte en 2018, concernant certains fongicides, sous la forme d’une tribune dans le quotidien Libération[5]. Pensez-vous qu’un.e scientifique doive également être lanceur d’alerte?

L.H.: Je suis fonctionnaire, chargée de veiller au bien commun. Or, mes compétences scientifiques m’ont permis de détecter un danger pour le bien commun. Donc je devais faire quelque chose. C’est aussi simple que cela. Nous avons alerté les autorités, qui ne nous ont pas écoutés. Donc, nous avons lancé l’alerte par Libération. Près de deux ans après, elle vient tout juste d’être reconnue[6] comme scientifiquement fondée et solide, contrairement à ce que prétendaient les autorités jusqu’alors… Dans un monde idéal où les agences nous auraient entendus, nous n’aurions pas eu à «sortir du labo». Certes, on pourra dire que ce n’était pas à nous de faire cela, mais en l’état actuel du système, nous devions le faire, car sinon, personne ne l’aurait fait.

Éduquer: Qu’aimez-vous dans le métier de chercheuse?

L.H.: La liberté intellectuelle. L’aventure humaine, le travail en équipe. Se poser des questions que personne ne s’est posé avant. D’autant plus avec des gens avec qui j’aime travailler, en qui j’ai confiance, qui partagent les mêmes valeurs de travail que moi.

Éduquer: Quelles sont d’après vous les qualités d’une bonne chercheuse en toxicologie environnementale?

L.H.: La rigueur scientifique, bien sûr. Mais aussi l’intégrité, notamment l’absence de conflit d’intérêts. Je pense aussi qu’un bon chercheur ne doit pas seulement publier, mais accompagner le résultat des découvertes au sein de la société: interpeller les agences, les politiques, éventuellement les médias.

Éduquer: Qu’est-ce qui est difficile dans votre métier?

L.H.: Le «piège de la passion». Ce métier est passionnant et l’on peut sacrifier beaucoup de choses, peut-être trop. Ensuite, le désengagement de certains chercheurs autour de moi, qui me voient comme une «lanceuse d’alerte», donc une «fouteuse de m…», alors que je pense vraiment que je ne fais que mon métier. Ensuite, le cloisonnement des disciplines. Le toxicologue ne rencontre pas les agriculteurs, ni les médecins, ni les sociologues, ni les apiculteurs. En santé humaine et en écologie, tout est complexe, et nécessite des savoirs pluridisciplinaires. Or les différents professionnels ne se parlent pas, ce qui retarde énormément les progrès du savoir.

Éduquer: Je connais des militants qui disent «La science telle qu’elle est organisée est mortifère. Il faudrait l’arrêter.» Que leur diriez-vous?

L.H.: Qu’en effet, la science telle qu’elle est menée n’est pas satisfaisante. Pour toutes les raisons dont j’ai parlé: «Western Man Science», cloisonnement, conflits d’intérêts, manque d’engagement, etc. C’est pour cela que je tente de m’impliquer comme bénévole dans d’autres structures indépendantes, qui mènent des actions pluridisciplinaires sur le terrain. Je fais notamment partie de l’Atelier d’Écologie Politique à Toulouse (Atecopol[7] ) qui vise à replacer la science au cœur des débats sociaux et politiques pour apporter des réponses aux défis majeurs que sont le changement climatique, l’effondrement de la biodiversité et les inégalités et injustices sociales.

Éduquer: Cette lucidité de scientifique que vous avez sur le monde vous empêchet-elle d’être sereine?

L.H.: Oui. C’est évident. Je dormais mieux quand j’étais ignorante (rires). Il y a des problèmes graves avec les pesticides, et en même temps il y a un déni, c’est difficile d’être sereine. Il se passe la même chose pour les climatologues, par exemple. C’est pour cela que je m’implique pour diffuser la science autrement, pour tenter de participer à une réinvention de la science. Ce que j’aimerais, c’est transformer cette lucidité en créativité. Ce n’est pas le cas tous les jours (rires).

Éduquer: Qu’est-ce qui vous anime? Qu’est-ce qui vous fait continuer?

L.H.: Je me dis que si je ne le fais pas, personne ne le fera. Ensuite, je garde mes convictions. Je suis une chercheuse engagée et je travaille avec une équipe engagée. Ensuite, pour mon fils; pour ne pas qu’il voie que je laisse tomber. Que je puisse lui dire plus tard que j’ai fait tout ce que j’ai pu. Et j’ai l’espoir que ça marchera mieux à l’avenir. Je mise sur les jeunes. Enfin, au nom de deux chercheurs brillants, dont un ami proche, qui se sont brûlés les ailes en pratiquant la science dans un système académique qui ne leur correspondait pas. En leur mémoire, je garde le cap de ma passion et de mon engagement.

François Chamaraux, Docteur en physique, enseignant en sciences et mathématiques  

[1] La mole par litre est l’unité de concentration des chimistes. Un milliardième de mole par litre correspond par exemple à une cuillerée de sel dans dix millions de tonnes d’eau! [2] www.femmesetsciences.fr/ [3]www.cairn.info/revue-empan-2007-1-page-89. htm [4] L’auteure de Printemps silencieux, ouvrage publié en 1962 sur les effets des pesticides sur les écosystèmes, et qui a contribué à l’essor du mouvement écologiste aux USA [5] www.liberation.fr/debats/2018/04/15/unerevolution-urgente-semble-necessaire-dans-lusage-des-antifongiques_1643539 [6] www.alerte-sante-environnement-deontologie. fr/travaux/avis-rendus/article/avis-sur-lesignalement-de-possibles-risques-lies-a-lutilisation-de-fongicides [7] https://atecopol.hypotheses.org/    

déc 2019

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150

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