Juliette Bossé, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Chez le nourrisson, le premier contact avec le monde est principalement visuel. La vision offre une vue d’ensemble, simultanée et continue. Elle est la source d’informations la plus importante en ce qui concerne la découverte des objets et du monde qui nous entourent. Comment grandir et s’épanouir quand on est privé de vision. Et quel rôle jouent les parents et les accompagnant·es dans l’autonomisation des enfants et des jeunes?

Pascale Trussart est accompagnatrice scolaire au sein de l’asbl Eqla[1]. Depuis plus de 20 ans, elle suit des enfants et des jeunes, malvoyants et non-voyants, du maternel à la fin du secondaire, à la fois en classe mais aussi individuellement. Interlocutrice privilégiée, au plus proche de leurs enjeux et de leurs questionnements, elle nous aide à comprendre ce que c’est de grandir sans voir.

Éduquer: Lorsqu’un enfant vient au monde sans la vue, quelles sont les implications au niveau cognitif?

Pascale Trussart: En premier lieu, ce qui est compliqué, au-delà de l’aspect cognitif, c’est l’acceptation du handicap par les parents, cette difficulté à faire le deuil d’avoir un enfant «différent». Par ailleurs, ils sont souvent perdus, ne savent pas comment réagir dans ces premiers contacts avec leur nourrisson. C’est toujours douloureux pour des parents de ne pas avoir d’échanges visuels avec leur tout petit. En outre, ce ne sont pas des bébés très actifs parce qu’ils ne sont pas stimulés, attirés par ce qui est visuel dans leur environnement.

Mais, l’absence de vision n’empêche pas de sentir les odeurs, de reconnaître la voix de ses parents et surtout de ressentir tout l’amour des siens aux travers de gestes, de massages… Il est donc important de faire appel à des services d’aides précoces afin de guider, d’outiller les parents dans la phase d’éveil de leur enfant.

Un peu plus tard, d’autres étapes du développement sont également plus complexes. Par exemple, chez un enfant non-voyant, le stade de l’acquisition du «je» est plus tardif, puisqu’il ne se voit pas et ne voit pas l’autre. De même, on sait que si chez les enfants en général, l’acquisition de la permanence de l’objet ne vient pas tout de suite (ndlr: connaissance par l’enfant que les objets qui l’entourent existent à l’extérieur de lui, mais aussi et surtout qu’ils continuent d’exister, même s’il ne les perçoit pas via l’un de ses sens), c’est encore un peu plus complexe pour un enfant non-voyant. En effet, s’il ne touche plus l’objet, celui-ci disparait totalement pour lui car un objet situé hors de portée de son corps échappera à sa perception. Je citerai comme exemple la difficulté rencontrée lors de l’apprentissage de la notion de quantité. Il est indispensable de faire manipuler des jetons, petits objets à l’enfant parallèlement au dénombrement, «1- 2- 3- 4 - 5 etc.». Si on ne lui donne pas cette possibilité de globaliser les 5 jetons dans sa main, le chiffre 5 restera le cinquième.

Il y a également un déficit dans le développement des jeux symboliques et dans toutes les étapes du développement qui s’acquièrent naturellement grâce à la phase d’imitation.

Les épreuves de catégorisation posent aussi problème car pour classer, ordonner, trier, il faut comparer des objets entre eux. La difficulté c’est qu’au départ d’une perception tactile, les objets sont manipulés les uns après les autres, ce qui implique par la suite de travailler sur des représentations mentales, de faire un travail de «reconstruction», de synthèse, tout un apprentissage! Cet exemple illustre bien le caractère fragmentaire et simultané de la perception tactile.

Éduquer: Est-ce qu’automatiquement l’audition prend le relais pour pallier l’absence de vision?

P.T: La vision offre une vue d’ensemble. On peut suivre un objet, faire des raccords de mouvements, imiter, avoir des informations sur l’environnement dans lequel on est. On peut alors agir et également interagir avec l’autre.

La perception auditive, permet à un enfant non-voyant de reconnaitre des sons mais si on ne lui donne pas le contexte, cela ne signifiera pas grand-chose pour lui. On remarque d’ailleurs que ces enfants vont souvent parler très vite, répéter des phrases complexes. Ensuite, ils utilisent ces phrases, ces mots qu’ils ne comprennent pas forcément, c’est ce que l’on appelle le verbalisme. Si on creuse un peu, on se rend compte qu’ils n’ont pas toujours compris le sens et qu’ils utilisent ces phrases dans un contexte qui n’est pas toujours cohérent. C’est pour cette raison que c’est fondamental de les stimuler tout au long de leur éducation, et ce dès le plus jeune âge. Il faut un accompagnement à la fois oral, décrire ce qu’il se passe, et kinesthésique, faire les gestes avec lui. Le toucher, certes, permet d’accéder à quelque chose, mais il faut toujours le compléter par une description, une explication orale. Quand on dit «C’est incroyable, il est aveugle mais il a compensé avec un sens de l’audition hyper développé inné», c’est faux. C’est quelque chose qui se travaille en permanence et il faut tout le temps accompagner l’enfant dans ses découvertes. S’il n’est pas stimulé, l’enfant sera peu actif et perdra la majeure partie des informations que nous captons à chaque instant visuellement.

Si on ne dit pas à l’enfant de se tenir droit, de s’appuyer sur le dossier de la chaise, de diriger son regard vers quelqu’un lorsqu’il lui parle, de suivre un objet sonore, il va rester replié sur lui-même. Sans cette guidance, l’enfant pourra aussi avoir des comportements singuliers, du blindisme[2], ce sera sa façon à lui d’être actif! Si on n’a pas manipulé, si on n’a pas joué des scénettes, oralisé, multiplié les découvertes, l’enfant aura du mal à interagir avec les autres et son approche du monde sera floue et parfois dénuée de sens.

Éduquer: Comment un enfant qui ne voit pas se représente le monde?

P.T: Quand il y a une absence de vision, la création de représentations mentales est plus complexe. La vision permet d’emmagasiner plein d’images et offre une quantité d’informations tout le temps et partout. Ces informations permettent de créer une imagerie, et surtout de faire le lien entre les choses. Pour qu’ils aient accès à la possibilité de se créer des représentations, il y a un travail très im[1]portant à faire, dès la maternelle, autour de l’accès au symbolique. Je me souviens d’un enfant aveugle qui savait très bien qu’on avait une tête, des bras, des jambes, etc. Je lui avais demandé qu’il me fasse une représentation de son corps, et je me suis rendue compte que pour lui tout était fragmenté, deux yeux d’un côté, 10 doigts de l’autre, il n’avait pas fait le lien entre tous ces éléments. On ne sait pas réellement comment les personnes qui ne voient pas se représentent les choses, mais ce qui compte, c’est que ces représentations soient complètes et réutilisables par la suite. Ceci dit, malgré tout ce qu’on peut faire en maternelle, ils gardent souvent des manques au niveau de la représentation et nous le remarquons souvent dans la compréhension de textes plus complexes qui nécessitent de faire des liens logiques lors des études secondaires.

Éduquer: Selon vous, est-ce une bonne chose que ces enfants soient intégrés dans l’enseignement général?

P.T: L’intégration dans les écoles ordinaires leur permet d’évoluer dans un monde où ils sont beaucoup plus stimulés. Cela leur donne une ouverture très importante puisque plus tard, ils ne vivront pas dans un milieu de personnes aveugles. On remarque que depuis qu’il y a davantage d’intégration, depuis une trentaine d’années, il y a une belle évolution dans l’autonomie des jeunes aveugles dans les activités de la vie journalière, les enfants qui bénéficient d’un accompagnement depuis leur plus jeune âge ont déjà une autonomie non négligeable.

Mais il arrive parfois que les parents ne soient pas assez stimulants, qu’ils ne décrivent pas assez l’environnement. Par exemple, dans la maison, si on passe à côté d’une grande armoire, alors il faut la toucher, la décrire, pour que l’enfant puisse se faire une représentation de l’espace dans lequel il vit. Cela nécessite aussi de ne pas trop déplacer les objets. L’objectif est d’inciter l’enfant à découvrir son environnement en l’accompagnant, pour développer sa curiosité, afin qu’il pose lui-même les questions. J’insiste là-dessus, l’exploration n’est pas innée, c’est quelque chose qu’il faut travailler.

Éduquer: Comment cela se passe-t-il à l’école au niveau des relations sociales?

P.T: Ce qui pose problème, c’est qu’un enfant non-voyant ne va pas aller vers les autres, à la cour de récréation, par exemple. En maternelle, les enfants ne se rendent pas vraiment compte des différences qu’il y a entre leur mode de fonctionnement et celui des autres enfants. En primaire, ce sont encore des petites classes, les enfants sont assez coopérants et généreux et nos jeunes sont bien entourés. Cela se gâte souvent en 5e ou 6e primaire, lorsque les jeunes commencent à être gênés d’être vu avec un enfant qui a un handicap. A l’adolescence, les jeunes non-voyants ont envie d’avoir des relations, d’appartenir à un groupe. Et puis, ils se posent des questions telles que: «comment savoir si je plais?». Leurs critères de choix dans les relations amoureuses ne sont pas les mêmes, ils ne sont pas influencés par le physique de la personne mais par la voix qui est très importante, le toucher aussi. Au début, les petits non-voyants aiment bien me toucher, les cheveux par exemple, pour me découvrir, mais à l’adolescence, cela pose problème. Je me souviens d’une situation, où l’un des élèves que je suivais mettait en général les deux mains en avant au niveau de la poitrine. J’ai dû lui dire à un moment: «tu ne peux plus faire cela, tu es grand, tu dois trouver d’autres moyens pour entrer en contact avec les gens». Cela fait partie de notre travail de les aider, de les inciter à avoir des interactions avec les autres et de respecter certains codes sociaux. Nous, les accompagnants, on vise davantage le bien-être social du jeune plus que la réussite scolaire. La réussite ne sert à rien si le jeune est malheureux, s’il n’a pas de contacts avec les autres. Les parents, les professeurs ont quelquefois du mal à entendre cela.

Parfois, il arrive qu’il y ait du harcèlement, c’est difficile à vivre pour un enfant qui se sent déjà marginal de par son handicap. Il arrive aussi que les autres élèves pensent que l’enfant est favorisé parce que nous, accompagnants, sommes là en soutien… On doit alors expliquer notre présence, c’est pour cela qu’à chaque rentrée scolaire, on organise une sensibilisation dans les classes. On met les jeunes en situation de non-voyance pour qu’ils comprennent les difficultés que rencontrent nos étudiants. On explique, par exemple, que c’est important de ne pas laisser trainer les cartables dans le passage. Ou alors comment ils peuvent proposer leur aide sans être intrusifs. On demande aussi aux profs de faire attention à bien nommer les élèves lorsqu’ils les interrogent, puisque le fait de les regarder ne suffit pas. Par ailleurs, avec Eqla, nous organisons tous les ans une semaine de stage dans un gite pour que les enfants se retrouvent. Il y a beaucoup de solidarité entre les jeunes, les malvoyants aident les non-voyants, c’est une semaine réparatrice où ils peuvent enfin être eux-mêmes, sans être marginalisés.

Éduquer: Quand et comment abordez-vous l’apprentissage du braille ?

P.T: On fait tout ce qui est sensibilisation au tactile en maternelle et on essaie de faire en sorte que les enfants apprennent déjà le braille en troisième maternelle. Beaucoup d’écoles travaillent avec la méthode globale[3], ce qui complique les choses, puisque la lecture braille est fragmentaire et nécessite un travail de «construction» surtout au début des apprentissages. Il est donc important qu’ils aient déjà une connaissance de l’alphabet braille pour l’entrée en primaire, cela leur donne une petite avance. C’est parfois compliqué d’introduire le braille, je parle surtout pour les enfants très malvoyants, mais ils finissent par se rendent compte qu’ils gagnent un temps fou. Actuellement, nous avons des outils informatiques très performants qui facilitent vraiment l’intégration en milieu scolaire. Il y a 20 ans, c’était beaucoup plus compliqué. Il y a aussi beaucoup d’avancées au niveau de l’accessibilité des sites sur Internet.

La lecture braille reste tout de même plus lente parce qu’elle est fragmentaire, c’est du «lettre par lettre». On ne peut pas lire en diagonale ce qui complique la recherche d’informations dans de longs textes. La perception auditive par son caractère fugace n’est pas toujours une approche facilitante. C’est pour cela qu’on leur apprend très vite à faire des synthèses. On prend aussi le temps de dresser avec eux un profil d’apprentis[1]sage qui leur correspond. Heureusement, les enfants malvoyants et non-voyants ont en général une mémoire exceptionnelle. Ils mettent en place des stratégies compensatoires efficaces, ils sont épatants. Beaucoup terminent leurs secondaires avec de bonnes notes.

Julia est accompagnée depuis sa 1re primaire par Pascale Trussart. Elle passe actuellement son CEB et sera aidée par Pascale dans sa transition vers l’école secondaire. Julia est presque aveugle, donc nous adaptons tous ses cours en braille. Elle utilise une barrette braille reliée à son ordinateur pour ses prises de notes, et une TV-loupe pour suivre les cours écrits au tableau. Crédits photos: Nicolas Curri / Eqla asbl

Éduquer: Cela semble mobiliser beaucoup d’énergie de suivre en classe…

P.T: Oui, ce sont des enfants qui travaillent beaucoup. Et puis, quand on ne voit pas, on est capté par tous les bruits dans la classe qui perturbent la prise de connaissance. Parfois ils lâchent, et dans certains cas, il nous arrive de les rediriger vers l’enseignement spécialisé parce que le rythme est moins soutenu et que c’est mieux pour le bien-être du jeune.

Ce que je trouve dur, c’est que les enfants non-voyants n’ont pas le droit à l’erreur. Par exemple, certains enseignants disent: «mais enfin, il a de l’aide, vous venez quatre fois par semaine, il y a des adaptations mais lui, il ne prend pas toujours la peine d’ouvrir ses fichiers, il est en échec…». Je ne vois pas pourquoi ces enfants ne pourraient pas avoir une période de «flops», pourquoi ils ne pourraient pas eux-aussi recommencer une année. Ce sont des jeunes qui, eux aussi vivent des périodes de crise identitaire. Ils traversent des périodes de doutes, de changements, la transformation de leur corps, certains deuils à faire, de ne jamais avoir un scooter par exemple, ou la difficulté d’être invité en soirée. Je trouve qu’il y a beaucoup de pression sur leurs épaules.

Je conclurais en disant que pour les professeurs et les élèves, c’est souvent très positif d’avoir un élève non-voyant ou malvoyant dans une classe. Cela permet une ouverture à la différence! Certains professeurs disent que la présence d’un enfant déficient visuel dans leur classe les a amenés à diversifier les supports de cours, leur pratique. Et je pense sincèrement que ce questionnement est bénéfique pour l’ensemble de la classe.


Malvoyance: classification officielle établie par l’OMS

Afin de pouvoir classifier précisément les déficiences visuelles en fonction de l’acuité et du champ visuel du patient, l’OMS a établi une liste de critères objectifs. Ceux-ci sont répartis en cinq catégories numérotées de I à V, et permettent de défi[1]nir le degré de malvoyance dont souffre la personne. - Catégorie I : acuité visuelle corrigée comprise entre 3/10e et 1/10e , et champ visuel supérieur à 20°; - Catégorie II : acuité visuelle comprise entre 1/20e et 1/10e ; - Catégorie III : acuité visuelle comprise entre 1/50e et 1/20e , ou champ visuel compris entre 5° et 10°; - Catégorie IV : acuité visuelle inférieure à 1/50e , mais perception de la lumière préservée; - Catégorie V : absence de perception lumineuse. Les personnes dites malvoyantes, ou souffrant de basse vision, rentrent dans les catégories I et II. Les catégories III, IV et V concernent quant à elles les personnes atteintes de cécité. Cette classification est importante dans la mesure où la prise en charge d’un patient aveugle ou malvoyant dépend souvent de son degré de handicap.


[1] Dont voici les missions: . écouter, conseiller et accompagner les personnes déficientes visuelles, dès le plus jeune âge et à chaque étape de leur vie; . construire avec elles des solutions d’autonomie et d’épanouissement; . sensibiliser la population, les professionnels et les pouvoirs publics aux réalités du handicap visuel. [2] Renfermement de l’enfant aveugle sur lui-même, occupation du temps par des balancements intempestifs et des gestes répétitifs (fondationlou.com). [3] La méthode de lecture globale comprend la présentation du mot entier aux enfants et repose sur sa perception visuelle et sa capacité à se souvenir des informations visuelles. Ainsi, l’enfant ne lit pas le mot lettre par lettre, mais s’en souvient comme une image, qui se compose de lettres. www.bienenseigner.com   Crédits photos: Nicolas Curri / Eqla asb

 

juin 2022

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