Formation des enseignant·e·s aux enjeux du genre: une réelle urgence

Mardi 6 octobre 2020

Nombre d’études ont mis en lumière le fait que l’école reproduisait les inégalités de genre. Depuis 20 ans, et malgré plusieurs tentatives, la formation des enseignant·e·s a peu abordé ces questions. Aujourd’hui, la nouvelle réforme offre quelques perspectives encourageantes.

L’épidémie de coronavirus a projeté une lumière crue sur les inégalités qui structurent notre société. Parmi elles, les inégalités entre sexes ont été rendues particulièrement visibles: prépondérance des femmes dans les métiers vitaux exercés dans des conditions de travail et de rémunération déplorables, exposées en première ligne; prédominance des hommes, par contre, parmi les expert·e·s chargé·e·s de gérer et commenter la crise par écran interposé; aggravation des violences conjugales; partage des tâches domestiques et éducatives en moyenne très déséquilibré chez les couples confinés, même lorsque les deux conjoints / parents - étaient en télétravail, entraînant le surmenage des mères, leur renoncement plus fréquent au temps plein, et autres déboires professionnels et financiers. Ces faits, documentés par la presse comme par des instituts de recherche, ne sont pas dus à des différences «naturelles» entre hommes et femmes qui placeraient fatalement ces dernières en position de faiblesse. Ce sont les effets du système de genre, inculqué aux individus dès l’enfance par les différents agents de leur socialisation. L’école en fait partie, avec son paradoxe bien connu: lieu de reproduction des inégalités, elle est également un lieu possible d’émancipation individuelle et collective. Toutes celles et tous ceux qui comptent sur l’éducation pour instaurer des rapports sociaux plus égalitaires expriment donc de fortes attentes envers l’école... mais se heurtent à un problème récurrent: le déficit de formation pédagogique en matière d’égalité des sexes.

Une préoccupation institutionnelle récente et limitée

Comme le rappelle Nadine Plateau, du Conseil des Femmes Francophones de Belgique (CFFB), la question de l’égalité filles-garçons dans l’enseignement est longtemps restée un impensé politique en Communauté française. Ce n’est que sous la pression des organisations féministes et grâce à l’appui de la Direction de l’Égalité des Chances que la problématique commença à être officiellement traitée, au début des années 2000[1]. En 2005, le Contrat pour l’école recommandait d’intégrer ce sujet à la formation continuée des enseignant·e·s et des personnels des CPMS. Cette même année, les futur·e·s enseignant·e·s du préscolaire, du primaire et du premier cycle du secondaire voyaient leur cours «d’approche théorique et pratique de la diversité culturelle» élargi à l’étude de la «dimension de genre». Depuis, que s’est-il passé dans la formation des enseignant·e·s francophones? Quelles sont les perspectives actuelles à l’heure du Pacte pour un Enseignement d’Excellence?

Un premier bilan décevant en 2008-2009

Fin 2009 paraissait le numéro 3 des Cahiers de l’Université des Femmes, intitulé Genre & Pratique enseignante. Cette recherche réalisée auprès d’enseignant·e·s et de formateur·trices de la Communauté française[2], venait compléter de manière approfondie l’enquête menée pour la Commission enseignement du CFFB[3] auprès des 22 Hautes Écoles pro-posant un cursus pédagogique. Ces deux études offraient un bilan fort mitigé. D’une part, les effets du décret de 2005 intégrant, sans horaire supplémentaire, «la dimension de genre» dans la formation initiale s’avé-raient très limités: faute d’une formation des enseignant·e·s du supérieur pédagogique, faute d’un temps dédié suffisant, difficile de dénouer les résistances explicites et implicites de certain·e·s formateur·trices et de la plupart des étudiant·e·s[4]. D’autre part, l’analyse des discours des enseignant·e·s et de leurs stratégies didactiques dévoilait une identité professionnelle largement basée sur la conviction d’être neutre et sur la promotion de «l’égalité dans la différence». Dans beaucoup de situations, il apparaissait que la prégnance de la «pédagogie différenciée» pouvait empêcher d’identifier les rapports sociaux de sexe. Dès lors, comment interpréter les différences perçues entre garçons et filles comme construites et comme inégalitaires, pourquoi contrer leur reproduction[5]?

Où en est la question en 2020?

Si l’on se fie aux pages web des 14 Hautes Écoles Pédagogiques listées sur le site du Ministère de l’Enseignement, le constat émis en 2008-2009 semble encore en grande partie valable. Quinze ans après l’ajout officiel de la «dimension de genre» au module sur la diversité culturelle, quatre enseignant·e·s n’ont toujours pas modifié leur intitulé de cours; huit des onze descriptifs de cours en ligne font l’impasse sur le genre ou ne l’évoquent qu’en terme de diversité; un seul mentionne des notions théoriques précises (telles que «distinguer sexe et genre, sexisme, assignation de rôles») ainsi qu’une bibliographie portant autant sur le genre que sur la diversité culturelle. Aussi incomplet soit-il[6], ce rapide aperçu incite à reporter les espoirs de changement sur la prochaine réforme globale de la formation initiale, annoncée maintenant pour la rentrée 2021.

Réforme de la formation initiale: quand et comment?

La contribution du Comité Femmes et Sciences de l’ARES[7] à l’écriture du décret de réforme a permis d’introduire la thématique du genre bien plus largement et plus explicitement qu’avant. En effet, tou·te·s les futur·e·s enseignant·e·s – qu’elles et ils se destinent à l’école maternelle ou au dernier degré du secondaire – devront apprendre à analyser leurs pratiques en intégrant «la dimension de genre»[8]. Cette dimension de genre sera «intégrée de manière transversale» dans les 6 axes structurant la formation, tout particulièrement dans les aspects pratiques, didactiques et pédagogiques[9]. Une initiation à la psychologie sociale est prévue, incluant la question des «inégalités découlant des rapports sociaux de sexe opérant dans le milieu scolaire»[10], de même qu’une initiation à la sociologie de l’éducation, incluant «les inégalités liées au sexe» et «les violences sexistes faites aux femmes et basées sur le genre et la prise en compte de ces réalités dans une perspective inclusive (...) ainsi qu’intersectionnelles»[11]. L’objectif est d’apprendre aux enseignant·e·s à intégrer la dimension de genre dans leur pédagogie, «pour assurer un enseignement dépourvu d’inégalités et de stéréotypes de genre»[12]. Le futur master de spécialisation en formation d’enseignant·e·s doit également permettre aux formateur·trices d’acquérir ou d’actualiser des connaissances en études de genre (Titre IV, Chapitre II, Article 50, 6°).Voici des perspectives encourageantes, même s’il faudra encore patienter pour les voir advenir. Restent toutefois deux inconnues majeures: d’une part, quel sera le texte réellement appliqué, le décret initial étant actuellement suspendu? D’autre part, quels dispositifs seront instaurés pour s’assurer que les formateur·trices puissent, cette fois, réellement mettre en œuvre ces nouvelles prescriptions? Sans intervention préalable pour les informer et les guider, sans accompagnement par des expert·e·s du sujet en cours d’année scolaire, sans cadre d’évalua-tion prévu par l’institution, il est à craindre que l’on doive encore attendre longtemps la prise en compte de l’égalité filles-garçons dans les écoles.

Alice Primi, enseignante, chargée de projets sur l’égalité à l’école, Université des Femmes, Bruxelles  

[1] Nadine Plateau, «De l’associatif à l’institutionnel, vers l’intégration de la dimension de genre dans la formation des enseignants», dans Marie Estripeault-Bourjac et Nicolas Sembel (dir.), Femmes, travail, métiers de l’enseignement. Rapports de genre et rapports de classe, Paris, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2014. [2] Recherche menée dans le cadre d’un projet de la Direction de l’Égalité des Chances. [3] Ariane Estenne, Cecile De Wandeler, Le genre dans les Hautes Écoles pédagogiques: le cas du cours Approche théorique et pratique de la diversité culturelle et de la dimension de genre, CFFB, juin 2008. [4] Ibidem [5] Magdalena Le Prévost, Genre & Pratique enseignante. Les modèles pédagogiques actuels sont-ils égalitaires?, Cahiers de l’UF n°3, 2009, p. 63-64. L’auteure aborde ainsi l’enjeu: «transformer les inégalités en différences à célébrer comme constitutives de la «diversité» sauverait les enseignant·e·s de leurs sentiment de culpabilité et d’impuissance» (p. 64). [6] Il va de soi que seule une enquête sur le contenu réel des cours permettrait de vraiment comparer la situation actuelle à l’évaluation de 2008. [7] Académie de Recherche et d’Enseignement Supérieur. Les travaux de ce Comité se sont largement appuyés sur les revendications portées par les associations féministes et les recherches soutenues par la Direction de l’Égalité des Chances. [8] Titre II, Article 7, 10°. [9] Article 14, §2. [10] Art.17, §1er 8 [11] Art 17, §1er 9° [12] Art 17, §1er 10°.  

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