Éduquer au genre ou au non genre ?

Mercredi 11 octobre 2017

Eduquer 132: Dossier spécial / Crise politique
En éduquant ensemble les filles et les garçons, les pays comme les nôtres n’entendent pas seulement - c’est déjà beaucoup - concrétiser l’égalité de droits, en l’occurrence le droit à l’instruction entre tous leurs citoyens. Une visée plus ou moins explicite est de réaliser ainsi ce qu’on appelle une coéducation : apprendre aux jeunes des deux sexes à se connaître et à vivre ensemble comme ils et elles sont amenés à le faire une fois adultes. Avec sous-jacente l’idée (la conviction) que filles et garçons, femmes et hommes sont différents et que s’il y a besoin de les coéduquer, c’est précisément pour leur apprendre à accepter et à «gérer» ces différences.

L’école du genre ?

L’école est de toute évidence insérée dans une société où femmes et hommes jouent des rôles différents, avec en filigrane la croyance en des identités féminines ou masculines. Qu’on considère que ces identités s’inscrivent plutôt dans la nature ou relèvent de la culture n’y change rien. Paradoxalement, ces identités doivent s’apprendre : la société - concrètement, la famille, l’école, tout le réseau amical, les médias…- veille à ce que,  dès sa naissance, chaque enfant apprenne ce qu’il est censé être, vu son sexe, afin qu’il ou elle puisse ensuite trouver sans encombre sa place dans la vie sociale. Les tout-jeunes enfants qu’accueille l’école sont déjà des  petites filles et des petits garçons : elles et ils ont grandi dans des familles où leur père et leur mère se comportaient en homme ou en femme, et de plus, ces derniers ont cherché à développer chez eux tout ce qui est  conforme à leur sexe . Ils leur ont appris à  communiquer et à mobiliser leur corps, différemment selon son sexe, chez les bébés, puis à développer des qualités et des savoir-faire distincts ensuite : pour les filles, apprentissage de la gestion de ses émotions ainsi que des relations interpersonnelles et du langage, mais aussi d’un certain conformisme face aux adultes et d’un manque de  confiance en soi ; pour les garçons, encouragement à  l’autonomie, à l’exploration, avec à la clé un plus fort sentiment d’efficacité personnelle, mais aussi une moindre préparation à gérer leurs émotions, du moins sur la base du langage. L’école va faire avec les élèves tels qu’ils et elles sont. Il n’y a pas de raison que les enseignants eux-mêmes ne partagent pas tout ou partie des stéréotypes qui caractérisent la société où ils et elles évoluent. En particulier, certaines disciplines scolaires sont jugées plus masculines ou féminines ; ainsi  très tôt, avant même toute apparition d’inégalités de réussite,  les maîtres encouragent moins les filles en maths, sans se rendre compte, de  même, qu’ils poussent plus les garçons. Les contenus de formation (les textes au programme, les manuels…) ne sont pas en reste : les filles découvrent, en histoire,  que les femmes semblent rares parmi les « grands  hommes » ou encore, en philosophie, que les plus grands philosophes  semblent bien péremptoires dans leur dénigrement des femmes… Là encore, ces contenus sont le miroir de la société et forment ce qu’on appelle un « curriculum caché », pas officiel mais bien réel… Ce curriculum est mis en musique dans des classes mixtes, avec des élèves qui ont intériorisé les stéréotypes du masculin et du féminin. Les jeunes cherchent à s’affirmer, à se plaire et cela passe pour les filles par une  obsession de leur apparence, et pour les garçons par une multitude de « violences minuscules » qui s’expriment, vers 12-15 ans, dans les cours de récréation notamment, par des insultes, des bousculades, sous l’œil souvent assez passif des adultes, tant cette violence sexiste est banalisée et considérée comme normale à cet âge.

L’horizon du « non genre » ?

Faut-il incriminer une trop grande passivité de l’école ? Sans doute, mais cette passivité révèle peut-être des divergences quant à ce qu’est le genre et par conséquent la définition de ce qui serait l’égalité. A l’école, la définition implicite de l’égalité, c’est que filles et garçons obtiennent des résultats identiques et soient également représentés dans toutes les filières. Mais une définition plus éducative de l’égalité existe, selon laquelle filles et garçons devraient être « traités » pareillement dans les classes (avec notamment des interactions pédagogiques aussi stimulantes) devraient y acquérir une confiance en soi de niveau comparable, et se libérer des  stéréotypes qui limitent leur épanouissement personnel. Encore faut-il en convaincre en montrant que les stéréotypes créent, pour les garçons comme pour les filles, de vraies limitations, via des processus parfaitement analysés par la psychologie sociale : aux parents comme aux enseignants, il faut expliquer les effets de cette « menace du stéréotype », qui, dès lors qu’un élève aborde une tâche où, du fait de son sexe, il ou elle est réputée avoir des difficultés spécifiques, accroît ses chances d’y échouer. Cependant, derrière la lutte contre les stéréotypes, qui peut faire consensus, se niche une question moins consensuelle, celle de la façon dont chacun-e définit ce qu’est un homme, ce qu’est une femme. Car la réponse à la question de ce qu’est (ou de ce que serait) une société où l’égalité entre hommes et femmes serait réalisée  dépend des convictions de chacun-e quant à ce qui est spécifique aux hommes et aux femmes. Sur cette question, il n’y a pas de consensus : pour certains et certaines, l’égalité, c’est la ressemblance, alors que pour d’autres, l’égalité, c’est la complémentarité et « l’égalité dans la différence ». Certes, la recherche montre facilement combien lesdites différences renvoient de fait aux stéréotypes les  plus traditionnels, et les féministes dénoncent sans peine combien c’est là une façon  d’arrimer le sort de chacun-e à son sexe biologique. L’école doit-elle, en la matière, imposer un point de vue ? On peut le contester. En même temps, c’est le rôle de l’école en tant qu’institution que de transmettre les valeurs que la Nation juge devoir être transmises. Rien ne  serait pire, concernant l’égalité filles/ garçons, que le relativisme ambiant, maquillé ou non en respect des cultures, laissant aux parents le choix de définir ce qu’il est acceptable et souhaitable d’inculquer à leur fils ou à leur fille, quelles connaissances en biologie, quel sport et plus largement quelle éducation scolaire... C’est fondamentalement le rôle de l’école, sous-tendu par le principe méritocratique, constitutif de l’école républicaine, que de donner à tous les élèves toutes leurs chances : concrètement que le sexe biologique dont on hérite ne puisse en aucun cas contraindre les choix et limiter la mobilisation des talents. Même si la cause de l’égalité et ce qu’elle signifie (ressemblance ou complémentarité) doit faire l’objet de débats, le message fondamental est qu’on doit pouvoir choisir. Bref, pour l’école, il ne s’agit pas d’imposer un modèle de « vie bonne », mais d’éduquer au choix. On n’éduquerait donc pas aux genres tels qu’ils sont mais on aiderait les jeunes à réaliser combien ils limitent leurs possibilités. On leur apprendrait que les enfants comme toutes les personnes adultes ne peuvent être jugées sur la base de leur sexe, pas plus que sur la base de la couleur de leur peau ou de toute autre caractéristique physique -ce serait là de la discrimination - mais sur ce qu’ils et elles font ! En d’autres termes,on s’attacherait à les convaincre qu’il n’y a aucune raison de partager le monde en deux, et qu’il y a une foule de différences entre les personnes, bien plus qu’entre le groupe des filles opposé à celui des garçons. En bref, si l’éducation a pour vocation d’ouvrir les possibles, alors c’est plutôt au « non genre » qu’il faut éduquer.   Marie Duru-Bellat, Institut de Recherche sur l’Education et Observatoire Sociologique du changement Légende illustration: Image tirée du film Espace, de Éléonor Gilbert dans lequel une écolière explique comment les garçons s’approprient tout l’espace de la cour de récréation.  

Femme ou bien homme. La tyrannie du genre.

La situation respective des hommes et des femmes se présente, dans notre pays, sous un jour contrasté. D’un côté, tout un arsenal législatif garantit une égalité formelle dans la plupart des domaines. De l’autre, dans la vie quotidienne, femmes et hommes continuent de se distinguer par des opportunités fort inégales, qu’il s’agisse de choix éducatifs et professionnels, de liberté dans la présentation de soi ou la vie amoureuse, d’engagement personnel ou d’accès au monde politique. Pour autant, ces différences ne sont pas systématiquement perçues comme des inégalités, car elles sont justifiées par des croyances en des différences essentielles entre femmes et hommes, qui les rendent non seulement compréhensibles mais somme toute normales. La nature est volontiers convoquée, et ce qui est inscrit dans les corps est censé s’inscrire aussi dans les têtes : tout un ensemble de normes, de discours, de symboles nourrit la conviction que les différences qui marquent les corps ont forcément des conséquences multiformes sur les psychologies et les rôles sociaux censés en découler. Alors que la notion de genre, promue par les sociologues, démontre le caractère social de notre façon d’organiser les rapports entre hommes et femme, elle revêt aujourd’hui de plus en plus une connotation psychologisante qui risque de ruiner complètement sa vertu critique: en invoquant à tout propos le genre, qu’il  s’agisse de féminiser la langue ou de prôner la parité, on distille l’idée que femmes et hommes sont toujours, partout et avant tout non pas des personnes toutes uniques mais des personnes prototypes de leur groupe de sexe. Dans une société où nous sommes à la fois libres et sommés de nous réaliser de manière authentique, la tyrannie du genre qui nous enjoint  d’être femme ou bien homme est alors un carcan psychologique inacceptable. La tyrannie du genre, Marie Duru-Bellat, Presses de Sciences Po, 2017.

Du même numéro

Articles similaires