Des enseignant·e·s bilingues pour décloisonner Bruxelles

Lundi 9 novembre 2020

À Bruxelles, il est assez courant de voir deux écoles, l’une francophone et l’autre néerlandophone, côte à côte. Parfois même, elles se partagent un bâtiment commun. Et pour cause: il y a moins d’un siècle, il s’agissait bien souvent d’une seule et même école où l’on parlait les deux langues. Mais la communautarisation de l’enseignement a entraîné la scission des écoles et la séparation des enfants par un mur ou un grillage dans la cour de récréation. Ces cloisons ont pour conséquence d’empêcher les élèves et les enseignant·e·s de se nourrir de la diversité linguistique bruxelloise.

Au-delà de ces frontières matérielles, il existe aussi des frontières invisibles qui sont bien souvent aussi difficiles à franchir. Il s’agit notamment de freins réglementaires entravant la mobilité ou la collaboration entre enseignant·e·s francophones et néerlandophones. Ainsi, un·e enseignant·e diplômé·e d’une communauté souhaitant enseigner dans une école de l’autre communauté devra entreprendre de multiples démarches administratives assez lourdes; si certaines initiatives législatives permettent de faciliter ces transferts, nous devons constater que cela demeure complexe. Ces barrières visibles et invisibles sont autant de freins aux échanges et collaborations entre les deux communautés linguistiques pourtant coexistantes à Bruxelles. Pourtant, nombreux enseignant·e·s néerlandophones sont prêts à braver les obstacles administratifs et à traverser la frontière linguistique pour travailler par exemple dans les écoles en immersion. Cette mobilité, certes encore limitée et néanmoins grandissante, rejoint les aspirations du Gouvernement actuel de la Région de BruxellesCapitale qui a déclaré avoir pour objectif que tous les jeunes Bruxellois soient trilingues à 18 ans[1]. Pour ce faire, il compte encourager l’échange entre les professeurs francophones et néerlandophones, poursuivre les efforts et investissements dans la formation bilingue des enseignant·e·s et lever certains freins liés au domaine de l’enseignement.

Un contexte bruxellois riche et complexe

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la Région de Bruxelles-Capitale s’est dotée pour la première fois, en 2019, d’un Ministre responsable du multilinguisme. Bruxelles est devenue la deuxième ville la plus cosmopolite au monde avec environ 180 nationalités et plus de 100 langues[2] et de plus en plus d’élèves bruxellois ont une langue maternelle autre que le français, le néerlandais et l’anglais. Ces transformations sociétales combinées à un boom démographique vont de pair avec de nombreux défis pour l’enseignement bruxellois et notamment, une demande d’enseignant·e·s multilingues croissante. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que 90% de la population bruxelloise se dit en faveur d’un enseignement primaire bilingue[3] .

Une formation pour pallier la pénurie et décloisonner l’enseignement

Voilà pourquoi la Haute École Francisco Ferrer et la Erasmushogeschool Brussel ont décidé d’unir leurs forces pour construire un pont entre les communautés et former des enseignant·e·s primaires bilingues. Ce projet, financé par la Commission Communautaire Flamande (VGC) et soutenu par la Ville de Bruxelles, a une ambition de taille: former davantage d’enseignant·e·s plus compétents dans la langue seconde et plus ouverts à la culture de l’autre qui valoriseront le plurilinguisme à l’école et décloisonneront l’enseignement bruxellois. Les débouchés professionnels de cette formation sont multiples et varient en fonction du niveau de maîtrise de chacun. Qu’il s’agisse d’enseigner le néerlandais à des classes francophones ou le français à des classes néerlandophones, de travailler dans une école en immersion ou de simplement s’ouvrir à la culture de l’autre et mener des projets de collaboration avec l’autre communauté, les étudiant·e·s de la formation bilingue ajoutent une corde à leur arc et deviennent plus attractifs sur le marché de l’emploi. En quoi consiste le bachelier instituteur/ institutrice primaire bilingue? Il s’agit du bachelier instituteur/institutrice primaire classique d’une durée de 3 ans, enrichi par une approche didactique unique, récompensée par le Label européen des Langues en 2019. Il s’articule autour de trois axes: le renforcement de la langue seconde, la rencontre interculturelle (via le projet Tandem) et l’apprentissage des didactiques linguistiques.

  1. Le renforcement de la langue seconde

Il ne faut pas être bilingue pour s’inscrire à la formation. Néanmoins, il est recommandé d’avoir un niveau élémentaire[4] au départ car on se retrouve directement immergé dans un cursus bilingue. En effet, les étudiant·e·s optant pour cette formation bénéficient d’un renforcement en néerlandais sous la forme de cours (comme la géographie) données en néerlandais selon le principe de l’EMILE[5]. De plus, ils renforcent leur maîtrise du néerlandais grâce à des cours de néerlandais communicatifs et innovants mêlant langue, musique, rythme et mouvements.

  1. La rencontre interculturelle (projet a rencontre interculturelle (projet Tandem)

L’acquisition d’une langue étrangère est un processus complexe qui nécessite la réunion de nombreuses conditions, à commencer par la motivation de l’apprenant·e. Or, les recherches indiquent que l’affect et le sens liés à l’apprentissage sont prédominants dans la motivation. En effet, plus nous éprouvons du plaisir à apprendre, mieux nous apprenons. Plus nous voyons le sens de ce que nous apprenons, plus cet apprentissage est motivant. C’est sur ces deux piliers (l’affect et le sens) que repose le principe du projet Tandem. Utilisé de plus en plus dans l’enseignement supérieur, il consiste à réunir des locuteurs de langues maternelles[6] différentes en petits groupes afin d’améliorer leurs compétences langagières. Ces rencontres régulières créent un lien fort entre les étudiant·e·s qui les engage affectivement dans leur processus d’apprentissage. Ils sont heureux de se retrouver et de collaborer dans une langue puis dans l’autre. Ils/elles deviennent tour à tour apprenant·e·s de la langue cible et enseignant·e·s de leur langue maternelle. De plus, dans ce contexte d’apprentissage particulier (sans professeur et en petit groupe), certains blocages et peurs peuvent être surmontés. En effet, d’après une enquête réalisée auprès des étudiant·e·s , le projet Tandem permet de réduire sensiblement l’anxiété liée à la prise de parole en néerlandais. Julie, étudiante de 2ème bachelier, témoigne: «Apprendre une langue c’est avant tout dépasser ses craintes: celle de faire des fautes et celle d’être jugée. Ce programme permet réellement de faire tomber ces barrières. En travaillant ensemble sur des projets communs, on réalise que l’objectif est identique: une meilleure maîtrise de l’autre langue. Du coup, le partage, la bienveillance et l’entraide permettent une amélioration considérable des connaissances linguistiques. Le bénéfice de ce programme est maximal: l’apprentissage langagier doublé d’une formidable aventure humaine.» d’une formidable aventure humaine.» Ainsi, de nombreuses activités bilingues sont organisées conjointement par les deux hautes écoles, telles qu’un séjour à la mer du Nord, des cours de musique, une chorale, des classes vertes à visée pédagogique, une formation théâtrale, des cours de psychomotricité, etc. Ces cours bilingues reposent sur le principe du translanguaging. Cette nouvelle approche pédagogique consiste à alterner au moins deux langues dans un même cours. Ainsi, deux professeurs, l’un francophone et l’autre néerlandophone, donnent cours ensemble et alternent la langue d’enseignement. Lorsque le professeur néerlandophone donne sa consigne, les étudiant·e·s sont invité·e·s à s’exprimer en néerlandais. Puis, ils/elles changent de langue lorsque le professeur francophone prend le relais. D’après une enquête réalisée auprès des étudiant·e·s , cette formule est particulièrement appréciée car elle favorise la coopération entre francophones et néerlandophones ainsi que l’apprentissage implicite[7]. En effet, les étudiant·e·s rapportent qu’ils/ elles oublient parfois dans quelle langue ils/elles sont en train de parler tant ils/elles sont absorbé·e·s par la tâche à réaliser. La langue n’est plus l’objet de l’apprentissage: elle devient un outil permettant d’atteindre un objectif plus important par le biais de la collaboration interculturelle. Enfin, en troisième année, les étudiant·e·s ont l’opportunité de partir un trimestre dans la haute école partenaire dans le cadre d’un échange Erasmus Belgica. C’est l’apothéose de leur parcours d’apprentissage. Ils/elles sont alors à même de suivre tous les cours en néerlandais et de réaliser des stages dans l’autre communauté linguistique. Au terme de cet échange, ils/elles repartent enrichi·e·s à tous niveaux: culturellement, personnellement et linguistiquement.

  1. L’apprentissage des didactiques linguistiques :

Le dernier axe pédagogique concerne la didactique des langues et celle de l’EMILE. Tout au long de leur cursus, les étudiant·e·s suivent des cours de didactique du français et du néerlandais leur permettant d’apprendre à réaliser des séquences d’apprentissage ludiques et riches de sens. Par ailleurs, ils/elles sont également formé·e·s aux principes de l’enseignement en immersion à travers des laboratoires de didactique de l’EMILE. Enfin, ils/elles sont sensibilisé·e·s aux atouts qu’offre le multilinguisme dans les écoles et découvrent des pratiques inclusives qu’ils/elles peuvent utiliser pour créer un contexte d’apprentissage pluraliste encourageant pour chacun en classe.

Des premiers résultats encourageants

Le projet a été lancé en septembre 2017 et les premiers résultats sont très encourageants aussi bien à la Haute Ecole Francisco Ferrer qu’à la Erasmushogeschool Brussel. En effet, les premier·e·s diplômé·e·s de la formation bilingue ont été engagé·e·s par des écoles bruxelloises pour relever un défi de taille: participer à la construction d’une société plurilingue et au décloisonnement de l’enseignement bruxellois. Laurie Josens, Coordinatrice pédagogique


SOMMAIRE DU DOSSIER: Vers un enseignement multilingue… Natuurlijk! Maar hoe?


Sources:

- Mettewie L., Maux de langues: biopsie de la difficulté d’apprendre les langues en Belgique, dans Eduquer n°141, pages 12-14 (2018). - Arnold J., Comment les facteurs affectifs influencent-ils l’apprentissage d’une langue étrangère? dans Études de linguistique appliquée 2006/4 (n° 144), pages 407 à 425 (2006). - Perruchet, P. L’apprentissage sans conscience: Données empiriques et implications théoriques, dans Les automatismes cognitifs, pages 81-102 (1988). - Janssens R., Meertaligheid als opdracht. Een analyse van de Brusselse taalsituatie op basis van taalbarometer 4 (2018). - Gatz S., Note d’orientation 2019-2024. Promotion du Multilinguisme (2019). - Proesmans S., Hanseeuw L., Toussaint F., Van Damme B. (Groupe du Vendredi), Construire le vivre-ensemble à Bruxelles sur base du multilinguisme dans les écoles (2016). - Magis E., Posma A., Van Lindt H., Deviens l’instituteur van de toekomst! Naar een tweetalige lerarenopleiding (2019).


[1] D’après la note d’orientation de Sven Gatz sur la promotion du multilinguisme (2019-2024). [2] D’après www.bisa.brussels en janvier 2019 [3] D’après le Baromètre linguistique réalisé à Bruxelles en 2018 [4] Niveau A2 selon le Cadre européen commun de référence pour les langues. [5] L’EMILE: Enseignement d’une Matière Intégré à une Langue Etrangère. [6] Il peut aussi s’agir de la langue de scolarisation. [7] L’apprentissage implicite n’implique pas l’intention d’apprendre; il se produit sans que l’apprenant en soit conscient.    

nov 2020

éduquer

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