Animal intelligent cherche rationalité

Jeudi 18 janvier 2018

La semaine dernière, me demandant ce que devenait mon frère, j’ai pris mon téléphone pour lui parler. Au moment précis où je composais le 02, le téléphone sonne : c’était lui ! Quelle coïncidence troublante ! Je m’apprête à appeler quelqu’un, et il appelle au même instant. Un tel événement est-il exceptionnel ? Autant que de gagner au loto ? Combien de personnes peuvent prétendre vivre ce phénomène incroyable une fois dans leur existence ? Je n’ai pas résisté à la tentation de faire le calcul.

Le merveilleux « appel croisé »

Nous dirons qu’il y a « appel croisé » si mon correspondant m’appelle au moment où j’appelle. Pour être plus précis, disons par exemple que, pour que la coïncidence soit jugée impressionnante, l’autre personne doit appuyer  sur la touche « appeler » de son téléphone pendant l’intervalle de temps où je sors mon téléphone de ma poche et compose son numéro ; ce qui dure, disons, 5 secondes. On dira donc simplement qu’il y a appel croisé si mon  correspondant appuie sur la touche appeler dans les 5 secondes précédant l’instant ou j’appuie moi-même sur la touche appeler. Pour le calcul, simplifions le problème. Supposons pour  commencer que je ne suis en lien téléphonique qu’avec une seule personne, mon frère, et que nous nous appelons en moyenne une fois par jour, à un moment quelconque entre 10h du matin et 22h. Sur les 36.000 secondes de la journée où mon frère peut me téléphoner, seules les 5 secondes précédant l’instant où je presse « appeler » sont génératrices d’appel croisé. Il y a donc 5 chances sur 36.000 que la coïncidence se produise, soit une sur 7.000. Sachant qu’on se sert d’un téléphone environ 20.000 jours dans une vie, soit environ trois fois 7.000, l’événement « appel croisé fraternel » se produit de l’ordre de trois fois dans une existence. Un phénomène beaucoup plus fréquent que gagner le gros lot du loto (il faudrait vivre 30.000 ans pour être à peu près sûr de gagner au loto, en jouant tous les jours !). Bien sûr, le calcul doit être affiné : j’ai plusieurs correspondants téléphoniques très fréquents et je les appelle moins d’une fois par jour - une dizaine de personnes, en moyenne une fois par semaine. Les gens ne se téléphonent pas n’importe quand entre 10h et 22h, mais plutôt le soir entre 17 et 21h. Tous calculs faits, on parvient  au même genre de conclusion : dans une vie, il arrive grosso modo 2 à 10 fois qu’un correspondant (mon frère ou quelqu’un d’autre, donc) fasse sonner mon téléphone dans les 5 secondes où je suis en train de l’appeler. A l’échelle de l’existence, le phénomène d’appel croisé n’a rien de surprenant, et presque tout le monde le vit un jour ou l’autre : pour ma part, déjà deux fois en 30 ans d’utilisation de téléphone.

En fait, Homo sapiens, même sous ses formes les plus éduquées, est peu outillé pour estimer des probabilités. Nous ne distinguons pas le ‘incroyable’ du ‘un peu surprenant’, voire du ‘normal’.

« Incroyable » ou ordinaire ?

On pourrait multiplier les exemples de « coïncidences incroyables » qui n’en sont pas, moyennant un petit calcul du même genre. Je pense à un ami et j’apprends plus tard que le jour où j’ai pensé à lui, un de ses proches, un oncle, est décédé. J’invite trente personnes chez moi et deux invités se rendent compte qu’ils ont leur anniversaire le même jour. Je m’intéresse tout à coup à un sujet scientifique un peu pointu, les propriétés de l’écorce des séquoias par exemple, et deux jours plus tard j’entends parler de séquoias à la radio. Autant de phénomènes qui semblent exceptionnels, et qui ne le sont pas. Ce qui est remarquable donc, c’est la facilité avec laquelle on nomme coïncidence ce qui est totalement ordinaire. En fait, Homo sapiens, même sous ses formes les plus éduquées, est peu outillé pour estimer des probabilités. Nous ne distinguons pas le « incroyable » du « un peu surprenant », voire du « normal ». Alors que nous avons certaines intuitions mathématiques ou géométriques, comme le sens de l’orientation, le sens du temps, des longueurs et des volumes, nous ne possédons pas (ou peu)  de « sens des probabilités ».

Prophéties auto-réalisatrices, Pygmalion et placébo.

Il existe d’autres raisons pour lesquelles nous avons tendance à prendre pour des faits extraordinaires (et inexplicables) ce qui est facilement explicable. Un cas fascinant est la prophétie auto-réalisatrice, qui se résume ainsi : à force de penser qu’un événement va se réaliser, on met en place, souvent inconsciemment, des mécanismes pour qu’il ait effectivement lieu. « L’effet Pygmalion » en est un bon exemple : si je crois en une étudiante et si elle voit que je crois en elle, souvent elle réussira. En médecine, on retrouve comme auto-réalisateur l’effet placébo : si je sais que le médicament doit me faire du bien, il finira souvent par me faire du bien, même si on m’administre  des granulés ne contenant que du sucre. Autre cas, en économie : si tout le monde pense qu’une banque va faire faillite, on va chercher son argent en urgence, et la banque, en effet, fait faillite. Les  mécanismes détaillés de ces phénomènes complexes et pas toujours bien connus (notamment pour l’effet placébo) ne requièrent pas d’explications ésotériques. Par exemple, si je suis convaincu qu’une étudiante va réussir,  cela se manifestera par des signaux positifs (attention, sourires, encouragements, façon de parler, etc.) plus ou moins conscients mais bien réels. Il semble raisonnable de supposer que cela influencera les dispositions de l’étudiante en question à l’apprentissage. Ainsi, dans beaucoup d’interactions humaines, sans qu’il n’y ait rien d’inexplicable là-dedans, il existe cette possibilité que la pensée d’un événement à venir finisse par provoquer cet événement. Comme le processus est souvent inconscient, on pourra avoir l’impression d’une coïncidence troublante, voire d’un phénomène paranormal ou « non expliqué par la science classique ».

Bélier : attention au 25 janvier

On sait que le talent principal des astrologues est d’annoncer un avenir suffisamment vague pour « coller » à n’importe quelle situation. Voici un exemple d’un astrologue particulièrement à l’aise dans cet art difficile : « Pour  2018, la nouveauté est au rendez-vous ! Vous avez carte blanche pour explorer de nouvelles pistes, vous ouvrir à d’autres horizons et suivre vos idées tout en vous adaptant à un environnement différent. Même si en cours de  chemin, vous pouvez vous heurter à des obstacles qui freinent votre évolution ou à quelques coups d’éclat, c’est en faisant preuve de réflexion et de sagesse que vous atteindrez vos buts »1 . Mais ce qui est plus étonnant, c’est que grâce aux deux effets vus plus haut, même des prédictions très précises peuvent fonctionner, de façon si « troublante » qu’elles pourraient convaincre un sceptique. Ainsi, si j’étais  astrologue, je n’hésiterais pas à annoncer des choses assez détaillées comme : « Bélier : le 25 janvier, profitez bien de votre soirée qui s’annonce festive, mais prenez bien garde toute la journée aux personnes dont le prénom commence par C. ». Car il est fort probable (là encore, un petit calcul donne de bons résultats) que parmi mes centaines de lecteurs bélier, quelques-uns passeront le 25 janvier une bonne soirée mais connaîtront un  moment désagréable avec un de leurs proches commençant par C. : il suffit d’être très attentif à mon voisin Carlos et ma belle-mère Catherine, qui finiront bien par avoir ce soir-là une parole un peu blessante, une remarque  un peu agressive. Coïncidence troublante, diraient les plus sceptiques, et succès garanti pour mes horoscopes ! Peu importe les autres qui oublieront cette prédiction. De plus, il se trouvera sûrement un bélier, fervent lecteur de mes prévisions, pour se montrer méfiant et froid avec sa collègue Chantal dès le 15 janvier (on n’est jamais trop prudent). Jusqu’à ce que celle-ci commence à  trouver ce manège désagréable : le 25, c’en est trop, Chantal explose : « Qu’est-ce que vous me voulez, à la fin ! S’il y a un problème, dites-le moi ! ». La dispute éclate, la prophétie s’est auto-réalisée. L’horoscope avait raison!

Ainsi, ces deux mécanismes (tendance à voir des « coïncidences troublantes », et prophétie auto-réalisatrice), parmi d’autres d’ailleurs, permettent d’expliquer beaucoup de succès d’un grand nombre d’activités exploitant le  manque de rationalité d’Homo sapiens, comme par exemple l’astrologie ou autres « sciences occultes ».

Chance, signes et plan cosmique

Ce qui me paraît intéressant ici n’est pas de gâcher le plaisir un peu magique de l’appel croisé et autres menues coïncidences, et l’agréable sensation de connexion télépathique qui l’accompagne. Il est plus amusant, en  revanche, de comparer les discours avec lesquels on réagit à ces « coïncidences », discours qui en disent long sur la psychologie des personnes concernées. Certains y voient des signes envoyés par une puissance  transcendante, signes dont il faut tenir compte (« ce coup de fil croisé avec mon frère … C’est un signe, je dois lui parler sérieusement »). D’autres voient une relation de cause à effet (« ce décès de l’oncle de mon ami alors  que je pensais à lui … ce doit être ma faute », culpabilité classique chez les petits enfants encore auto-centrés). D’autres encore parlent de chance ou de malchance. Celui qui se dit chanceux voit par exemple un agencement des éléments en sa faveur, voire un plan cosmique dont il serait bénéficiaire (« j’avais envie de cigarettes, et je trouve un paquet oublié sur un banc, le monde est bien fait ! »), l’auto-proclamé malchanceux voit de l’acharnement du sort contre lui (« Dès qu’il y a un train en retard, c’est pour moi »), ce qui est encore une forme agaçante d’égocentrisme, puisque les trains sont en retard pour tout le monde. En réalité, nous sommes tous  ris  en permanence sous une pluie de bonnes et de mauvaises surprises, généralement peu exceptionnelles sur le plan des probabilités. Mais le « chanceux » oublie le désagrément des retards de train et garde en tête le paquet de cigarettes sur le banc, et le « malchanceux » effectue le tri inverse. Finalement, il n’y a pas de « chanceux » ni de « malchanceux », mais des gens qui aiment se dire chanceux, et d’autres qui adorent se complaire  dans l’état de malchanceux (c’est si bon !).

Moins de rationalité pour plus de sens ?

Homo sapiens, animal certes doué de nombreuses capacités sociales et cognitives, ne se comporte donc pas rationnellement, du moins du point de vue des probabilités. Ce fait, bien connu des sociologues et des économistes sérieux, n’est pas nouveau2 . Si nous étions vraiment rationnels, nous reconnaîtrions que l’appel croisé ou le mot désagréable de Carlos sont des événements ordinaires, qui n’impliquent pas de sens caché ni d’influence astrale. Mais notre besoin de voir des signes, des liens de cause à effet, des connexions mystérieuses, ou tout simplement notre envie de cultiver notre image de « chanceux » ou « malchanceux », sont trop forts : nous aimons peindre ces petites coïncidences aux couleurs de l’extraordinaire, voire du mystère ou du fantastique. Pourquoi, au fond, agissons-nous ainsi ? Sans doute que la manie de chercher des liens entre les faits, au risque  ’en trouver là où il n’y en a pas, est une aptitude très utile pour la survie de l’espèce. Faire la connexion entre la nature du sol et les fruits disponibles, entre la saison et le gibier chassable, entre les nuages et l’arrivée d’un front  froid, ont permis à nos ancêtres de survivre. D’ailleurs, le mot intelligence signifie exactement cela : inter-legere, « lire entre », faire des liens entre les choses. Ainsi, en les insérant dans le récit que nous fabriquons de notre propre existence, en cherchant des liens entre les événements de notre quotidien, voulons-nous leur donner du sens3 . Au prix d’une éventuelle perte de rationalité, voilà un moyen de donner de l’épaisseur à nos vies,  répondant peut-être à un besoin fondamental de notre espèce...

François Chamaraux, enseignant en physique et mathématiques

  • 1. www.mon-horoscope-du-jour.com/horoscopes/annuel-2018/archives/taureau.htm, consulté le 6 novembre 2017.
  • 2. Lire par exemple l’excellent livre de M. Beauvallet au titre évocateur, Les stratégies absurdes, Seuil, Paris, 2009.
  • 3. Une idée bien expliquée par l’historien Y. N. Harari dans Homo Deus, Penguin, London, 2016, p 343-353

Crédit illustration article: Denise au téléphone, Hal Salwen, 1996

déc 2017

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