Alimentation et information: éduquer à l’abondance

Mercredi 7 mars 2018

En errance dans les rayonnages d’un grand magasin, je me suis demandé comment  une personne parachutée depuis les années 40 (disons, ma grand-tante née en 1905, mais qu’on aurait congelée en 1942 et réveillée hier)  réagirait en arrivant dans ce lieu. Je suppose que, passé le premier choc devant l’abondance prodigieuse de marchandises, elle serait intriguée par le nombre élevé de produits dont l’étiquette mentionne ce qu’ils ne contiennent pas. Biscuits sans huile de palme, pâte à tartiner sans lait, galettes sans gluten, boissons sans sucre, biscotte sans sel, shampooing sans parabène, etc. Certes, elle ignore (et moi aussi) ce que signifie parabène,  mais elle voit très bien ce que sont le lait et le sucre: de bonnes choses avec lesquelles elle a nourri ses enfants avant la Seconde Guerre, et devenues très difficiles à trouver en 1942. Et elle se dit, perplexe: «Sans huile de palme, sans lait, sans sucre, mais AVEC quoi? Visiblement, en 2018, on s’intéresse plus à ce qu’il n’y a pas dans la nourriture, qu’à ce qu’elle contient».

«Less is better»

Ce qu’il faudra patiemment expliquer à mon aïeule décongelée qui a connu l’Occupation et le rationnement, c’est qu’en ce siècle en Europe, nous vivons désormais  dans une société d’abondance, qui produit plus de nourriture  que ce qu’il n’en faut. Et d’autre part, de nombreuses études, que plus personne ne conteste, ont pointé  le danger de l’excès de graisses, sucres, sel, lait, et d’une foule  d’autres substances peu coûteuses aux  noms compliqués utilisées pour la production industrielle de nourriture bon marché. Et enfin malheureusement,  pour des raisons biologiques auxquelles nous ne pouvons pas grand-chose, certaines de ces substances (le trio  sucre-sel-gras surtout, appelons-le SSG)  sont plutôt agréables à manger. On peut donc maintenant  consommer beaucoup de choses agréables et à bas prix,  mais ce «beaucoup de choses agréables» est parfois mortel. Car il faudra bien donner  quelques statistiques à notre visiteuse: depuis une poignée d’années, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité sans doute, on meurt plus de trop manger que de manquer. En 2010,  l’excès de nourriture a tué dans le monde trois fois plus que la malnutrition (trois millions contre un million), via l’obésité, le diabète et diverses maladies cardio-vasculaires notamment. Deux milliards de personnes en surpoids  dans le monde contre 850 millions touchés par la faim 1: la priorité alimentaire d’une  grande partie de la population mondiale, et ce encore plus en Occident, consiste donc à manger moins. Bref, en matière de nourriture, «Less  is better». Au  prix d’un gros effort sans doute face à cette situation absurde, notre visiteuse comprendra ce fait étrange: pour vivre en bonne santé, il est certes intéressant de savoir ce qu’il y a dans notre assiette, mais il devient surtout important de savoir ce qu’il n’y a pas.

Education à l’abondance

Par conséquent, la tâche parentale consistant à apprendre aux petits ce qu’ils doivent manger change de nature. D’une logique d’économie, à l’œuvre chez la plupart des espèces animales, on passe à une logique de gestion de  l’excès. L’éducation à la santé nutritionnelle devient ainsi ce que j’appellerais une éducation à l’abondance. Après des millions d’années où les adultes expliquaient aux enfants ce qu’il faut manger, on  explique maintenant surtout ce qu’il faut éviter: une sorte d’éducation«en négatif», où il faut éloigner le mauvais dans l’avalanche de possibilités plutôt que d’y choisir le bon. Un «mauvais» qui, malheureusement, a bon goût (SSG toujours)! Nos papilles nous trompent sur la notion de bon et de mauvais. Quel casse-tête nédit, anti-naturel, auquel notre espèce est confrontée! Ainsi, les classes éduquées mangent «SANS», biscuits sans sel, confiture sans  sucre et salade presque sans sauce, pendant que les plus pauvres mangent des hamburgers, de la mayonnaise et des gâteaux où le fameux trio SSG affiche des teneurs préoccupantes. L’historien Harari fait remarquer que la fameuse phrase de la brioche attribuée à la reine de France Marie-Antoinette en 1789 2 («Le peuple n’a pas  de pain? Qu’ils mangent de la brioche») se réalise, par une cruelle ironie de l’histoire, 230 ans plus tard. Car  aujourd’hui, les pauvres mangent effectivement des brioches industrielles, et les riches préfèrent du pain. Et cette brioche-ci, mauvaise pour  la santé, coûte moins cher que ce pain-là 3.

Information «sucrées»

Depuis à peine plus d’une décennie, on assiste au même phénomène avec l’information. Avec l’internet bon marché pour tous (ou presque), chacun a accès à une masse extraordinaire de textes, images, enregistrements, etc. Le parallèle avec la nourriture est frappant. Abondance. Excès. Documents attirants dont l’excès nuit 4 (contenus faux, malveillants, pornographie, etc.), ce qu’on pourrait appeler information  «sucrée». Et là aussi, une nécessité  d’«éduquer à l’abondance». Les gens instruits ne sont pas ceux qui détiennent  l’information - puisque tout le monde y a accès -, mais ceux qui sont capables de la filtrer. En somme, de même qu’ils absorbent moins de nourriture, les personnes éduquées sont dans une certaine mesure celles qui sont capables de refuser d’absorber certaines informations. Nous, professeurs de sciences, devons donc réfléchir à cette question de l’éducation  l’abondance dans le domaine de l’information scientifique. Peut être que (de même que l’enjeu majeur de la nutrition est d’éviter l’excès de «SSG») l’enjeu majeur  de l’enseignement des sciences consiste maintenant à transmettre la capacité à savoir quelle information éviter, quels films ne pas regarder, quels textes ne pas lire - ou, du moins, lire avec un recul nécessaire pour ne pas l’absorber.

«La Terre est plate» vs «la Terre est sphérique»: 17 contre 4

Je me rappelle une discussion entre collègues où nous nous interrogions sur l’orthographe de mots rares: où est le y dans sibyllin, y a-t-il un tréma dans séquoia? Une des personnes présentes a alors pris son smartphone et tapé chaque orthographe, et comparé le nombre de résultats avant d’annoncer l’orthographe gagnante. Même si le résultat était correct ce jour-là, j’ai été frappé par la confiance qu’il plaçait dans ce  procédé de vérification plutôt grossier. Pourquoi faire confiance à une majorité détectée par un moteur de recherche? Pour m’amuser, j’ai fait la même vérification pour deux énoncés relevant de la science (expérience menée le 31 janvier 2018). «La  Terre est sphérique»: 395 000 résultats avec google.  «La Terre est plate»: 1 710 000 résultats avec google. La comparaison est amusante, donnant la seconde phrase gagnant haut la main (17 contre 4!) avec la méthode de la  majorité 5. Bien sûr, on s’aperçoit très vite qu’une grande partie des 1.710.000 documents citant la phrase «la Terre est plate» s’emploie justement à combattre cette idée qui revient en force ces derniers temps - exemple  typique d’information «sucrée» (sensationnelle, anti-élite, anti-américaine puisque mettant en doute la réalité du programme Apollo, etc.). Mais commencer à lire de près ces textes, c’est déjà une vérification critique. Un esprit  candide aurait pu adopter le deuxième énoncé par le simple test du nombre. On touche avec cet exemple très basique le nœud du problème: comment aider les enfants, étudiant.e.s, ou simples citoyen. ne.s, à départager  des contenus lorsqu’ils regardent sur internet, réflexe désormais totalement automatique? Quelles armes d’auto-défense? C’est, me semble-t-il, une question auquel nous enseignant.e.s ne sommes pas toujours préparé.e.s.

Démarche scientifique, doute et confiance

Une première arme est l’enseignement de la démarche scientifique… Douter, échafauder des hypothèses, expérimenter. Faire de chacun un scientifique amateur indépendant: c’est évidemment la solution idéale en matière d’auto-défense intellectuelle, mais douter de tout n’est pas possible, et on ne peut pas faire des expériences à chaque  fois qu’on veut vérifier ce qu’on lit. En revanche, savoir, en la pratiquant à l’école, ce qu’est une  démarche scientifique rigoureuse, respectant la logique et la causalité, permet sans doute de mieux contrôler une  source. Cette page internet parlant de la Terre plate et âgée de moins de dix mille ans expose-t-elle ses  méthodes d’investigation? Quelles expériences ont été menées pour parvenir à ces conclusions? Autre arme, la plus évidente sans doute: l’enseignement de la science ancienne et traditionnelle, qui a souvent mauvaise presse dans une société qui se veut moderne et aime se débarrasser des vieilleries. Certes, le monde est devenu si complexe que personne ne possède les connaissances modernes pour vérifier les  résultats pointus dans tel ou tel domaine. Mais des connaissances basiques en mathématiques et sciences permettent de prendre un peu de recul par rapport à certains énoncés. Par exemple, un peu de trigonométrie de niveau secondaire et de connaissances de faits généraux en astronomie permettent de critiquer assez efficacement les tenants de la Terre plate. N’oublions pas que la science fonctionne grâce au doute certes, mais aussi grâce à la confiance - confiance dans les résultats de nos prédécesseur.e.s, de nos collègues. Aucun.e des ingénieur.e.s qui ont envoyé des hommes  sur la Lune n’a pas pris la peine de vérifier les lois de Newton sur les forces, l’accélération et la gravitation: ils ont fait confiance à la mécanique traditionnelle et appliqué ses équations. Il en est de même pour tous les  ingénieur.e.s du monde: personne ne redécouvre 400 ans de physique par lui-même. En science, le «doute méthodique» est une fable inventée par Descartes (ou une mauvaise lecture de Descartes), à mon avis un peu  trop ressassée par les scientifiques eux-mêmes, qui ne mettent pas toujours l’accent sur la confiance. Ainsi notre rôle comme enseignant.e.s est aussi, tout   simplement, de transmettre la science ancienne  et la confiance  ans ces classiques. Il faut expliquer d’une façon ou d’une autre que ces faits, confirmés par des dizaines ou des centaines d’années d’expériences, ont une valeur supérieure à un renseignement lu sur une page web. La science, avec ses méthodes et sa démarche, ses faits et ses modèles qui se tiennent les uns les autres dans un tout fort cohérent, de l’histoire de la  Terre à la fabrication de voitures, de la théorie de l’évolution à l’ingénierie biologique, n’est pas une «opinion parmi d’autres» comme veulent le faire croire les créationnistes par exemple.

Douter de tout ou tout croire…

Impossibilité de douter de tout, faire confiance dans les sciences mais en même temps garder un esprit critique: cet équilibre dynamique entre doute et confiance est très difficile à trouver, et l’enseignement  des sciences peut  contribuer. Comme disait l’immense physicien et mathématicien Poincaré: «Douter de tout ou tout croire, ce  sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir.»

François Chamaraux, enseignant en physique et mathématiques  

1. Données extraites du livre de Y. N. Harari, Homo Deus, Penguin, London, 2016, p 6. 2. L’anecdote serait inventée, mais peu importe, elle illustre l’ignorance des riches de ce qu’est la vie des gens simples, comme l’ancien ministre français Copé qui, en 2016, évalue à 15 centimes le prix d’une couque au chocolat. 3. Harari, op cit, p 6. 4. On pourrait, certes, discuter des nuisances (intellectuelles, sociétales, etc.) liées à ces excès, plus difficiles à mesurer que ceux dus à un excès de sucre. 5. Notons que «La terre est ronde» donne plus de 2 millions de résultats, mais le mot «rond» est ambigu: parle-t-on de disque ou de boule?

fév 2018

éduquer

136

Du même numéro

Articles similaires