Résistance Non Violente et Nouvelle Autorité : en famille et à l’école

Lundi 5 octobre 2015

L’Autorité, celle du parent comme celle du maître, est devenue un concept presqu’obsolète, égaré quelque part dans le tumulte des années 1960. Un grand vent libertaire a emporté l’autoritarisme, dans l’espoir que support, encouragement, dialogue et permissivité créeraient de meilleurs adultes, à la maison comme à l’école.
Malheureusement, cette vision optimiste ne s’est guère concrétisée, et la violence à l’école est devenue une réalité trop fréquente aux causes aussi variées que complexes[1]. Mais que doivent faire, au jour le jour, les enseignants, nombreux à se trouver en première ligne ? Ont-ils assez de scénarios, d’indications concrètes pour faire face à ces situations ? Le diagnostic causal est sans doute posé, mais quelles ressources déployer pour faire face ? Certes, il reste la sanction, symbole par excellence de l’autorité légitime. Mais est-elle efficace par rapport au but poursuivi, éduquer et former ? Quels peuvent en être les effets secondaires ? Parfois, la sanction crée un risque de violence des parents sur l’élève puni[2] ou, tout au contraire, celui d’une hostilité tenace des parents envers l’enseignant, avec scènes en spirale et/ou recours administratifs : dans un cas comme dans l’autre, rien qui puisse contribuer à un projet éducatif. Face à un adolescent particulièrement rebelle, l’escalade s’installe entre l’élève et l’enseignant, et elle pourra mener à l’exclusion de l’élève : dans ce cas, c’est le système scolaire même qui est mis en échec. Une approche nouvelle, très pragmatique, est développée, depuis quelques années, pour mieux gérer la violence. Fondée sur la Résistance Non Violente (RNV), elle est utilisée avec succès en Allemagne, au Royaume-Uni et en Israël ; elle commence à être diffusée en France. Les résultats obtenus montrent qu’il est possible de mieux lutter contre la violence scolaire ; ce développement implique de faire évoluer le modèle d’autorité de l’institution. Cette approche, respectueuse de la personnalité et des besoins, tant des élèves que des enseignants, permet même, dans bien des cas, de rapprocher parents et enseignants autour de leurs intérêts communs.

Genèse de cette approche

Cette approche a d’abord été développée par un Israélien, professeur de psychologie clinique à l’Université de Tel Aviv, en réponse à une demande parentale fréquente, donc dans un cadre d’intervention familiale. Que dire aux parents d’un grand enfant ou d’un adolescent qui a un comportement violent (souvent vis-à-vis d’un membre de sa famille) ou autodestructeur (délinquance, drogues, promiscuité, etc.) ? Que doivent faire des parents quand ils reçoivent un appel leur disant que leur fille mineure a été trouvée saoule ou droguée, quand un enfant s’enferme dans la salle de bains et hurle des menaces, quand un enfant bat ou ostracise sa sœur cadette, quand un autre a progressivement réussi à imposer des règles de vie absurdes et contraignantes sous la menace de scènes ? Ils doivent réagir, mais comment ? Que peut proposer l’intervenant ? Haïm Omer a dû constater que les thérapeutes familiaux n’ont pas de réponse pratique à ces demandes, qui décrivent pourtant le vécu, quasi-quotidien, de certaines familles. De plus, quel que soit le comportement adopté par les parents, il engendre inévitablement, dans ces cas graves, une escalade de violences et/ou de sanctions. Dans ces situations, les parents se sentent dépassés face à la violence du jeune et à leur propre colère. Ils développent des sentiments d’impuissance, de culpabilité ou attribuent la faute à l’autre parent, voire se convainquent que leur rejeton est intrinsèquement mauvais : leur sentiment de compétence parentale est au plus bas. Quand ces parents à bout, désespérés, se présentent en consultation, il est fondamental que l’intervenant puisse proposer une intervention concrète, puisse leur rendre confiance, leur indiquer une piste qu’ils n’ont pas encore suivie. L’intervention proposée par Haïm Omer[3] est basée sur deux principes : (1) la restauration de la ‘présence parentale’ et (2) l’utilisation de la Résistance Non Violente comme moyen d’affirmer cette présence avec force, tout en désamorçant les inévitables cycles d’escalade auxquels mènent les recours habituels aux négociations, menaces et sanctions. La ‘présence parentale’, c’est l’expression de la position existentielle même des parents. Ils vont, pour eux-mêmes d’abord, et pour l’enfant ensuite, la reconnaître et l’énoncer, sereinement et avec détermination : ‘Nous sommes tes parents, nous sommes là et nous y resterons. Il ne t’est pas possible de nous licencier, de divorcer ou de nous paralyser !’ Le ‘hic’ est que c’est exactement le message que le jeune ne veut pas entendre : il va tenter de maintenir son comportement problématique[4], celui qui a créé une situation inacceptable, et un cycle d’escalade va s’installer. Il y a deux formes d’escalades possibles, complémentaires et réciproques, mais l’issue est toujours la même :
  • lors d’un épisode d’escalade complémentaire, le parent cède sous la pression du chantage ou de la violence : il renonce donc à affirmer sa présence. Le jeune apprend ainsi qu’il peut gagner en puissance (power-orientation), ce qui l’amène à accroître ses demandes ; les parents se sentent de plus en plus impuissants et désespérés, ils tendent même à devenir insensibles à tout niveau d’agression qui n’atteint pas de nouveaux sommets ;
  • à l’épisode suivant, l’introduction d’exigences de plus en plus extrêmes ou de comportements encore plus agressifs entraînera les parents à réagir à leur tour avec une violence encore plus grande, délégitimant ainsi leur présence. Nous sommes alors dans une phase d’escalade réciproque (dite aussi ‘symétrique’).
Bien vite, le conflit est tout ce qui reste de la relation familiale ; la surenchère dans l’escalade risque de mener l’enfant à des comportements de plus en plus dangereux, car il se sentira obligé de valider les menaces qu’il profère en situation d’escalade. Pour briser ces cycles, il fallait trouver une nouvelle manière d’exprimer la présence parentale : l’originalité de la méthode est que la solution vient du champ de la lutte politique, et non de celui de la psychologie.

La Résistance Non Violente : une forme de lutte

Tout le monde connaît les figures emblématiques de Gandhi, de Martin Luther King et de Nelson Mandela ; on sait moins que la Résistance Non Violente n’était pas seulement un choix éthique, mais aussi une stratégie de lutte exigeante et bien définie[5]. Les lignes directrices en sont :
  • pression constante sur l’adversaire par l’insubordination sociale ;
  • publicité donnée à cette position et aux actions menées ;
  • accent sur le refus absolu du recours à la violence ;
  • respect de l’adversaire, afin de rendre possible la réconciliation et la vie commune après la lutte.
Haïm Omer a, très concrètement, transposé ces principes au contexte de la lutte des parents contre le comportement de l’enfant. En s’appuyant sur ses directives, les parents entrent, quasi solennellement, dans un mode de comportement différent: cette transformation n’entraîne pas de changement immédiat chez l’enfant violent, mais les parents y trouvent une amélioration très rapide de leur vécu, ils y puiseront la force de mener, dans la durée, leur lutte contre la violence ou le comportement dangereux de leur enfant. Le premier pas sera une ‘Déclaration’ remise par les parents à l’enfant à un moment non-conflictuel : elle signale à l’enfant, mais aussi, et surtout, aux parents eux-mêmes qu’ils s’engagent dans une nouvelle ligne de conduite et qu’ils sont décidés à retrouver leur rôle et leur place de parents. Pour les y aider, ils disposeront d’une assistance rapprochée de l’intervenant et d’un répertoire de techniques (déclaration, prévention de l’escalade, sit-in, ronde téléphonique, refus d’obéissance parentale, filature publique, mobilisation de supporters, gestes de conciliation), dont le pourquoi et le comment sont présentés dans un ‘guide pour les parents’, détaillé et pratique. Lors de rencontres, généralement hebdomadaires, avec l’intervenant, l’accent sera mis sur leur ressenti bien plus que sur des modifications du comportement de l’enfant (qui ne seront pas immédiatement perceptibles) et sur la préparation de leur réaction possible en diverses circonstances, du type ‘que faire si … ?’. Plusieurs études scientifiques, basées sur des centaines de cas de prise en charge en Israël, en Allemagne, au Royaume-Uni et en Flandre ont validé l’efficacité de ces interventions de coaching parental.

La Nouvelle Autorité

À partir de cette approche originale de restauration de la présence parentale, Haïm Omer a cherché à en élargir le champ d’application au-delà du contexte familial, donc, entre autres, à l’école. Le point de départ de cette démarche est sa réflexion sur l’autorité. D’une part, l’autorité traditionnelle, fondée sur la distance et la crainte de sanctions, n’est plus guère acceptable : ses bases sociales et culturelles ont largement disparu chez nous. D’autre part, l’espoir d’un épanouissement de l’enfant, dans un environnement sans contraintes ni autorité, s’est avéré utopique : il est aujourd’hui démontré que ce mode éducatif produit bien plus de difficultés, qu’un encadrement bienveillant, mais structuré et exigeant. Il propose, dès lors, une ‘Nouvelle Autorité’, compatible avec nos valeurs d’autonomie et de pluralisme. Ses caractéristiques sont : (1) d’être fondée sur la présence, et non sur la distance et la crainte ; (2) de découler du réseau social, et non d’une position supérieure : on proposera aux enseignants de mettre en place un réseau de légitimation et de support dont ils sont les représentants. Chaque enseignant pourra passer ainsi du « Je » au « Nous », apportant aussi, dans la foulée, un remède à une des causes les plus fréquentes de souffrance parmi les enseignants: l’isolement du professeur confronté à la violence ; (3) d’accepter que l’enfant n’est pas le seul responsable de la violence, car c’est le maître qui doit toujours pouvoir contrôler son comportement afin d’éviter ou de limiter l’escalade ; (4) d’éviter le piège de la réaction immédiate, propre à l’autorité traditionnelle[6], mais de faire preuve de persévérance et de constance : ses nouveaux dictons seront "battre le fer quand il est froid!" et "Il ne s’agit pas de gagner, mais seulement de persévérer!" ; et (5) de choisir délibérément la transparence sur les difficultés rencontrées, à l’inverse de l’autorité traditionnelle où ce qui se passait à la maison et dans la classe ne concernait que le parent ou l’enseignant : le secret maintient l’isolement sous prétexte de ne pas paraître faible, en le rompant l’enseignant accroît sa crédibilité et élargit son réseau de soutien … Il nous faut accepter que les temps ne sont plus où certains professeurs ‘tenaient’ leur classe par leur seul charisme et que, du coup, leurs collègues en difficulté devaient se reprocher de n’en être pas capables, et quitter l’enseignement ou tomber dans la dépression. Le livre de Omer[7] propose un programme modulaire de construction de cette ‘Nouvelle Autorité’ dans les écoles, décliné avec des indications très concrètes, par :
  • des modalités précises de soutien accru aux enseignants ;
  • le renforcement de la présence des enseignants dans la classe, dans la cour d'école, et aux alentours de celle-ci ;
  • l’assistance aux enseignants afin de créer un climat de transparence ;
  • la mise en place de réponses spécifiques de RNV contre les violences de toutes sortes.
La publicité donnée à la gestion des comportements violents est un élément important du programme, qui contribue à crédibiliser et à diffuser l’approche de la RNV ; les publications sont faites sur le site web de l’école, l’attention des parents est activement recherchée, les cas sont discutés en réunion des parents, le tout afin de gagner leur soutien et leur participation. Une composante du programme vise à mobiliser des élèves pour en faire des participants actifs dans la mise en œuvre de la RNV, contre l'intimidation et les brimades (‘bullying’) ; des propositions sont également formulées pour promouvoir une collaboration active et impliquée entre l’école, les parents d’élèves et les autorités locales.

Oui, mais…

La Résistance Non Violente dans ce contexte de ‘Nouvelle Autorité’ n’est évidemment pas un nouvel Évangile ; les difficultés du métier d’enseignant ne se limitent pas à la gestion de la violence en classe et entre élèves. Présentée à des enseignants, comme c’est le cas depuis quelques années dans plusieurs pays, elle suscite l’intérêt de quelques-uns et beaucoup de réticences, pas toujours explicites. (1) ‘Encore un remède miracle’ : les enseignants sont régulièrement confrontés à des ‘solutions’ imposées par la structure, souvent sans concertation, à des ‘problèmes’ sur lesquels le pouvoir politique a, à tort ou à raison, décidé de focaliser son action. Face au caractère éphémère de ces priorités, à l’absence de guidance et aux difficultés de mise en œuvre, l’enseignant peut se contenter de faire le gros dos et d’attendre la vague suivante d’innovations. La RNV, quant à elle, ne peut être mise en œuvre que par les enseignants et pour eux. Son but est de donner à l’enseignant plus d’outils pour réagir en cas de difficulté, pour qu’il se sente plus fort, moins isolé et mieux protégé contre les critiques et les attaques diverses : si, dans un établissement, quelques enseignants tentent l’expérience avec succès, le cercle des participants pourra progressivement s’élargir. (2) ‘Remplacer l’autorité (habituelle), renoncer aux sanctions ?’ : les premières expériences de mise en œuvre de la RNV dans des écoles, présentées dans le contexte de la Nouvelle Autorité et menées avec beaucoup (trop ?) de zèle, se sont parfois heurtées à la réaction ‘C’est quoi ce « machin » ? Essaye-t-on de nous dire que tout ce que nous faisons, que toute notre expérience, ne vaut plus rien ?’. Ce n’est évidemment pas le cas : l’arsenal de la RNV peut parfois remplacer et parfois moduler les sanctions traditionnelles. Par exemple, si la suspension d’un élève est inévitable, on peut tenter d’exploiter l’occasion pour maintenir un contact positif avec la classe (en demandant à d’autres élèves de lui porter des cours), on pourra aussi prendre contact avec les parents pour tenter de créer une collaboration avec eux pendant la période de suspension. (3) ‘Impossible de faire cela en plus de tout le reste’ : cette remarque est évidemment justifiée. La mise en œuvre de la RNV demande du temps de formation et de discussion préalable, d’interactions entre enseignants, avec les parents et de suivi. Il existe des moyens d’atténuer ce coût inévitable, en adoptant une logique de prévention. Nous chercherons (a) à identifier les actions où un investissement de temps minime donnera des résultats visibles, (b) à n’engager les ressources nécessaires à une intervention ‘lourde’ que face à un problème grave, dont les conséquences seraient bien plus pénibles encore si nous choisissions de l’ignorer (par exemple en cas de brimades entre élèves ou d’attaque contre un enseignant), et (c) de bien communiquer sur les mesures prises afin d’en démultiplier l’efficacité. En résumé, un programme de RNV à l’école peut et doit commencer modestement, avec quelques enseignants curieux et motivés ; ensuite ce sera à eux de juger du rapport ‘coût – efficacité’ de la méthode[i]. Face aux difficultés et défis d’aujourd’hui, face au lourd prix d’usure humaine que paient beaucoup d’enseignants et au coût social payé par les jeunes qui peinent à se former, tenter l’expérience dans le réseau de l’enseignement officiel aurait-t-il du sens[ii]?   Pierre Motyl   [1] Voir l’étude publiée par la Ligue de l’Enseignement en décembre 2007, ‘Des écoles POUR les adolescents : Un projet humaniste contre la violence’. [2] Voir ce blog émouvant de Julie Van Rechem, enseignante ‘jusqu’au bout des doigts’ http://www.chouyosworld.com/2014/02/10/moi-je-sors-la-ceinture-prof/ [3] ‘La résistance non violente : une nouvelle approche des enfants violents et autodestructeurs’, De Boeck (2008). Traduit de ‘Non-Violent Resistance: a New Approach to Violent and Self-destructive Children’, Cambridge University Press (2004). [4] Le dialogue, la négociation sont des options que les parents auront presque toujours tentées, en vain, avant de venir en consultation ; les recherches prouvent que les tentatives de conclure un ‘contrat’ équilibré ne sont presque jamais efficaces. [5] La RNV, comme mode de combat politique, a été codifiée par Gene Sharp : voir www.aeinstein.org [6] On se souvient du Directeur d’école dans le film ‘Les Choristes’ imposant la règle « Action à Réaction ! ». [7]The New Authority: Family, School, and Community’ : Cambridge University Press, 2010. [i] Je suis reconnaissant à Haïm Omer pour la formation dont j’ai bénéficié et pour l’accès à ses notes des derniers séminaires consacrés à la RNV dans l’enseignement, tenus début 2015 à Montpellier et à Munich. [ii] Pour plus de renseignements : pierre.motyl@gmail.com

Du même numéro

Articles similaires