« Les fabuleuses statistiques continuaient à couler du télécran » (1)

Lundi 5 octobre 2015

Cet été, dans une grande gare, je me suis amusé à compter les écrans visibles depuis l’endroit où j’attendais un ami. J’en ai trouvé trente-neuf, dont, bien sûr, plusieurs consacrés aux horaires des trains. Restaient tout de même une vingtaine d’écrans diffusant des publicités ainsi que de « l’information en continu ». Alors que les images évoquaient le Moyen-Orient, un bandeau, circulant en bas du moniteur, alignait une succession de nombres - indice boursier, croissance, taux de réussite, diminution du chômage, etc.

 

Le « terrorisme doux du chiffre »

Comme chaque fois que je vois ce flot de nombres souvent incompréhensibles (qui sait vraiment ce qu’est l’indice Nikkei ?), j’ai pensé à une phrase écrite par Georges Orwell. Dans son fameux roman 1984, publié en 1948, Orwell décrit une société futuriste totalitaire, grise et implacable, sans confiance et sans intimité, où les individus sont soumis au contrôle permanent du « Parti ». La propagande, omniprésente, se manifeste notamment par l’irruption, sur des « télécrans » installés un peu partout dans l’espace public et privé, de communiqués officiels sur la réussite de tel ou tel projet économique ou militaire. Orwell écrit ainsi : « Les fabuleuses statistiques continuaient à couler du télécran. » Remarquable intuition : si cette prophétie (des chiffres sur des écrans disposés un peu partout) ne s’est pas réalisée en 1984, il faut bien reconnaître qu’en 2015, nous y sommes à peu près. Comme l’écrivait l’économiste Bernard Maris, 1984 ne propose pas qu’une critique de l’URSS de Staline, mais également de la société marchande et son obsession des nombres : « Orwell pressent le terrorisme doux du chiffre, cet effet d’euphorie des records qui tombent continuellement, des cours boursiers répétés et répétés, (…) l’extase de la société mercantile chantant sans trêve ses propres louanges.”[1]. En parallèle, le « Parti » affaiblit le langage en mettant au point une langue volontairement pauvre (le « novlangue »), dans le but de limiter la pensée et donc la critique : « Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. (…) Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint » (pp 78 - 80). Chiffres[2] contre mots : de nos jours, les chiffres séduisent par leur simplicité, leur précision. Ils permettent, pense-t-on, d’argumenter « mieux qu’un long discours », de quantifier, et donc de comparer et de classer, plus efficacement que le langage ordinaire. Ainsi « une forme de hiérarchie gagne l’argumentation et le raisonnement : contenir quelques chiffres qualifie automatiquement votre discours (…) ; a contrario toute argumentation purement textuelle semble dépréciée.»[3] Cette tendance se retrouve dans la hiérarchie des études et des métiers, où la littérature et la philosophie semblent moins sérieuses que la science et la technique. L’expression « tout ceci n’est que de la littérature » n’est-elle pas péjorative ? Or, il me semble important d’affirmer que les « fabuleuses statistiques » ne sont pas nécessairement précises, ni efficaces, ni « objectives », et qu’il faut résister à leur domination en pointant leurs faiblesses. Nous allons voir, par exemple, que certains nombres ne possèdent pas la précision qu’on leur attribue.

Un sondage délicat

Considérons cette phrase dans un journal : « D’après un sondage mené auprès de 1 000 Belges, le ministre Untel gagne trois points de confiance, passant de 45 à 48 %. », et posons-nous la question suivante : que signifie cette phrase ? Peut-on mettre en doute ce pourcentage de 48 % ? Rappelons, pour commencer, que la seule façon exacte de connaître la proportion de Belges qui apprécient M. Untel reste d’interroger tous les citoyens. Or demander l’avis de 10 millions de personnes est une tâche quasi impossible et très coûteuse. Les sondeurs doivent donc recourir à des ruses mathématiques pour trouver une valeur approchée de cette cote de popularité (qu’on appellera C). Ils vont donc interroger des personnes prises dans un petit morceau de population supposé typique (ici, 1 000 personnes), qu’on appelle un échantillon représentatif. Il faut déjà bien se représenter la difficulté inhérente au choix de l’échantillon représentatif et à l’enquête. Si, par exemple, on ouvre au hasard un annuaire, on risque de tomber à la page des « De », avec des noms à particules, donc beaucoup plus de nobles que la moyenne (on dit que la noblesse est sur-représentée à la lettre D). D’ailleurs, l’utilisation de l’annuaire sur-représente les personnes ayant un téléphone fixe, ce qui exclut une grande partie des étudiants par exemple. Le même type de « biais statistique » apparaît si on sonde par internet (là, on exclura probablement une partie de la population âgée et des milieux populaires). Quant au porte-à-porte, il ne donnera pas les mêmes résultats à Uccle ou à Anderlecht. Une fois contournée cette difficulté, il faut ensuite que les personnes sondées répondent honnêtement : pas garanti si le sondage comprend des questions comme la fréquence des relations extra-conjugales, ou la sympathie pour un parti d’extrême-droite.

Une grosse marge d’erreur

Supposons, cependant, que ces problèmes de méthodologie aient été résolus, et supposons que l’enquête auprès de l’échantillon fournisse une valeur de 48 %. Cela signifie-t-il que 48 % des Belges apprécient M. Untel ? Non, bien sûr : rappelons qu’on ne peut connaître le nombre C de façon exacte qu’en interrogeant tous les Belges, et nos 48 % ne sont qu’une approximation de de la vraie valeur. Mais approchée à combien près ? Autrement dit, quelle erreur commet-on en interrogeant 1 000 personnes au lieu de 10 millions ? La théorie des statistiques nous fournit la réponse, plutôt embarrassante : l’erreur est de l’ordre de 3%. Ainsi, au lieu de 48 %, le vrai C peut s’élever à 45 ou 51 %. En fait, un journaliste rigoureux devrait écrire : « La cote de popularité de M. Untel est probablement comprise entre 45 et 51 %. » Mais ; bien sûr, on ne lit jamais ceci, qui sonne comme un aveu d’incompétence. Dans ces conditions, la phrase « la cote de M. Untel augmente de trois points, passant de 45 à 48 % » ne signifie pas grand chose. Car il est tout à fait possible qu’en réalité, la cote réelle C ait été de 46 au premier sondage et 46 au second, ou même 47 au premier et 46 au second (cote en baisse !). Bref, un sondage effectué sur 1 000 personnes prétendant classer deux pourcentages aussi serrés risque de ne pas avoir de sens. Nous avons donc vu, en montrant trois difficultés (échantillon représentatif, l’honnêteté de la réponse et l’imprécision liée à la petitesse de l’échantillon), que le résultat « M. Untel a progressé de 45 à 48 % » est vraiment sujet à caution. Le nombre 48 de cette phrase ne possède pas la précision qu’on attend de données chiffrées. Il ne s’agit pas du même 48, en quelque sorte, que le 48 quantifiant 48 pommes, mais d’un 48 flou, s’étendant de 45 à 51.

Autorité du chiffre

Il est malaisé pour le public, comme pour les journalistes, sans formation scientifique, de devoir reconnaître que certaines grandeurs chiffrées ne possèdent pas la précision qu’on attend d’elle. On n’a jamais vraiment appris que, si les nombres nous permettent de saisir le réel et d’opérer dessus, ils ne sont pas le réel même ; que tout processus de mesure engendre des imprécisions, parfois importantes, qu’il faut manipuler avec soin. Nous avons été éduqués à respecter le nombre,, élevés dans l’idée que les mathématiques fournissent des résultats exacts, rapides et efficaces. Ainsi, généralement, le chiffre en impose. Argument suprême qui peut mettre fin à une discussion, il permet, bien souvent, de masquer une ignorance ou un refus de l’échange. D’où un réel déséquilibre entre personnes initiées (experts divers, techniciens) et profanes, au profit des premiers, dans les décisions importantes. Méfions-nous des discours pleins de nombres !

Résister au « terrorisme doux des chiffres »

Mon expérience d’enseignant me montre que beaucoup d’étudiants n’admettent pas ce simple fait : ce n’est pas parce qu’un résultat sort d’une calculatrice ou d’un ordinateur qu’il a du sens. Certains copient les huit chiffres après la virgule d’un résultat de calcul, sans saisir que cette précision ne représente rien. On devrait, je pense, apprendre tôt aux enfants à ne pas s’incliner devant les nombres : une piste pour l’enseignement critique des sciences. Nous ne vivons pas, heureusement, dans le cauchemar glaçant de 1984. Pourtant, certains points de convergence entre l’univers orwellien et le monde contemporain ne manquent pas de frapper, comme cette invasion de « statistiques coulant des télécrans » et la perte de pouvoir des mots. La résistance aux atteintes à la liberté, disait Orwell, passe d’abord par l’apprentissage correct de la langue, afin de pouvoir s’exprimer précisément et critiquer le monde dans lequel on vit. Elle passe également par l’apprentissage des forces et des faiblesses des nombres.  

François Chamaraux, Docteur en physique

  [1] Des économistes au-dessus de tout soupçon, B. Maris, Paris, Albin Michel, 1990, p. 36. [2] En principe, un chiffre est un des dix symboles entre 0 et 9, utilisés pour écrire des nombres. La confusion entre chiffre et nombre est si fréquente qu’il devient difficile d’aller contre cet usage ! [3] Plus vite que son nombre, S. Gasquet-More, Paris, Seuil, 1999.

oct 2015

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