Le droit à l’avortement et la désobéissance civile, ici et ailleurs

Jeudi 7 juin 2018

L’IVG a toujours existé. Depuis les années 70, cintres et autres potions (souvent funestes pour les femmes) ont été relégués au placard, et les femmes peuvent avorter en toute sécurité. Actuellement, plus de 20 000 femmes ont recours à l’IVG chaque année en Belgique. Pourtant, le droit à l’avortement a été, et continue d’être, l’objet d’une lutte importante à base de désobéissance civile, preuve qu’elle est une composante de l’acquisition de nouveaux droits.

En Belgique, la revendication du droit à l’IVG a mis en échec les voies habituelles d’une décision centrée sur la politique d’accommodement entre  élites politiques, au sein d’un système consociatif. Ce fut notamment le

recours à la désobéissance civile dans le chef de femmes féministes, de médecins laïques ainsi que de femmes et d’hommes faisant partie du personnel paramédical qui permit de faire éclater le tabou de l’avortement et de développer  un processus de  politisation en la matière.  De tout temps et en tous lieux, des personnes transgressent la loi. Certaines se font avorter, d’autres pratiquent des avortements ou accompagnent des femmes qui souhaitent interrompre leur grossesse en  les informant ou les orientant. Mais, pour l’IVG, la désobéissance civile constituait  un mouvement collectif. Il s’agissait de transgresser la loi, publiquement et de façon collective, afin  de la changer. Et, élément important, les personnes impliquées acceptaient  les conséquences juridiques de leurs actes. Ronald Dworkin considère deux grands types de stratégies de désobéissance: la persuasion et la dissuasion. Dans la  lutte en faveur du droit à l’IVG, c’est cette dernière stratégie qui fut utilisée, plaçant le pouvoir politique et judiciaire devant un dilemme: pratiquer une répression cohérente et non arbitraire en condamnant les désobéissant.e.s, ce qui était politiquement impraticable, ou renoncer à sanctionner, ce qui équivalait  à reconnaître que la loi n’était plus applicable 2.

Deux types de désobéissance

Relevons à ce propos la  contradiction entre le refus d’obéir à la loi et une participation à l’élaboration d’une nouvelle normativité sociale. Celle- ci dénote paradoxalement une appartenance à la communauté politique. En  effet,  en Belgique, la désobéissance civile s’effectue publiquement et collectivement face à une loi pénale considérée comme injuste. Ce faisant, on sort du cadre de la coopération au sein de cette communauté. Car les  médecins et le personnel paramédical qui enfreignent la loi, revendiquent une résistance ouverte face à leurs juges lorsqu’ils sont poursuivis au pénal, proclamant leur volonté de continuer leur pratique publique et non clandestine de l’IVG, au risque d’être condamné.e.s. Le but poursuivi étant la modification de la loi, la désobéissance civile constitue un acte politique relevant de l’appartenance à la communauté politique. Par ailleurs, les  femmes qui déclarent publiquement avoir enfreint la loi pénale en ayant eu recours à l’avortement expriment, elles, une résistance aux tutelles masculines sur leur corps. En ce sens, cet acte de désobéissance civile  revendique l’appartenance à la communauté des citoyen.ne.s et concerne donc la dimension identitaire du régime de citoyenneté. Dans ce cadre, des philosophes politiques comme Jürgen Habermas ou John Rawls envisagent les actes de transgression non violente et symbolique de la loi comme un facteur de renforcement de la démocratie. D’autres formes de transgressions ont également pu avoir lieu en faveur de femmes désirant  interrompre leurs grossesses alors que leur pays demeure confronté à l’interdit pénal. À cet égard, il faut souligner les actions de l’association néerlandaise pro-choix créée en 1999, Women on Waves. Celle-ci pratiquait des avortements précoces, médicamenteux et donc non-chirurgicaux sur un bateau en dehors des eaux territoriales des pays où l’avortement est illégal. Elle a également mis sur pied des centres d’appel téléphonique diffusant des informations portant sur les possibilités d’avortement médicamenteux à domicile, transgressant ainsi les lois criminalisant l’IVG et contournant un pouvoir médical dont les positions anti-choix sont hégémoniques dans certains pays d’Europe ou d’Amérique latine. Ainsi, Women on Waves a-t-elle mené des campagnes en Irlande (2001), en Pologne (2003), au  Portugal (2004), en Espagne (2008), tout comme en Equateur (2008) ou au Chili (2009).

Les anti-IVG se réclament de la désobéissance civile

Aujourd’hui, l’activisme anti-IVG se développe partout dans le monde et en particulier dans l’Union européenne et aux Etats-Unis. Les anti-IVG affirment agir en conscience au nom du droit fondamental à la vie et considèrent  leurs actes comme une désobéissance civile. Il faut remarquer que la clause de conscience, entérinée et reconnue légalement, ne relève pas, en droit, de la désobéissance civile. Sophie Turenne souligne ce décalage dans  l’invocation à la désobéissance civile entre les pro-choix et les anti-choix: «La désobéissance civile, tout  d’abord, était traditionnellement caractérisée par un plaidoyer de culpabilité et par l’acceptation de la condamnation  judiciaire. Elle est, désormais  marquée par la revendication de faits justificatifs aux actions anti-avortement […] L’état de nécessité, devant les juridictions françaises, est associé à la protection du droit à la vie, de façon à  obtenir l’indulgence judiciaire – rarement accordé en pratique.» Il faut remarquer que, dans cette perspective, la nouvelle loi française (2016) dépénalisant totalement l’avortement, a instauré un «délit d’entrave» frappant l’invocation abusive de l’objection de conscience pour empêcher l’accès à l’avortement.

La vigilance des pro-choix

La vigilance des pro-choix,  en Belgique, passe actuellement par un activisme législatif fait de dépôts de propositions de lois, et d’un activisme stratégique marqué par une politique de coalition entre groupes pro-choix.Cet activisme pro-choix renoue avec la revendication des années 1970, Avortement hors du code pénal, pour réclamer l’intégration de l’IVG dans la loi sur les droits des patients et la suppression de la notion d’état de détresse 4 de la femme enceinte qui demande un avortement. Mais l’esprit subversif issu de mai 68 et du féminisme n’est plus là. Dans le contexte de globalisation néo-libérale, les centres de plannings familiaux  et les centres extrahospitaliers ont dû passer d’une logique de la subversion   une logique de la subvention. Dans le cadre de la montée des populismes identitaires de droite, la colonisation du droit à la vie par les activistes anti-IVG fait obstacle au débat public sur ce dossier et rend de plus  n plus précaire le droit d’accès à l’avortement, désormais soumis à des assauts tous azimuts (comme ce fut le cas par exemple en Espagne et en Pologne, mais aussi de manière plus insidieuse par abus de l’objection de conscience, comme en Italie), même si l’on peut noter quelques avancées (en particulier en France et au Luxembourg où l’inscription d’un droit d’accès à l’IVG dans le code de la santé, avec la  suppression de la notion d’état de détresse, a été acquis en 2016 et 2014 respectivement).

1. On parle de régime consociatif lorsqu’il y a, entre autres, l’existence d’une coalition gouvernementale, l’usage de la proportionnelle lors des différentes élections, l’autonomie segmentaire (qui accorde toujours une certaine autonomie aux différents segments de population (religieux, linguistiques). 2. Lochak, Danièle, «Désobéir à la loi» in Pouvoir et Liberté. Études offertes à Jacques Mourgeon, Bruxelles, Bruylant, 1988, p.10. 3. Turenne, Sophie, «Les discours judiciaires face à la désobéissance civile. Étude de la désobéissance civile antiavortement en droits américain et français comparés» in David Hiez et Bruno Villaba (éds.), La désobéissance civile. Approches politique et juridique, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008, p.88.

4. La notion d’état de détresse dans les lois sur l’avortement a été introduite par Simone Veil (1975) et, en Belgique, par Roger Lallemand (1990), à titre de concession aux opposants à l’IVG, pour éviter la banalisation des  représentations de celle-ci. Ce faisant, l’IVG n’est pas reconnue comme un droit à disposer de soi, mais comme un droit d’accès pour lutter contre les risques de l’avortement clandestin.

Légende illustration: Militantes du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception lors d’une manifestation féministe, dans le quartier de la Bastille, Paris, 1973. © Janine Niépce / Roger-Viollet.  

Bérengère Marques-Pereira, Professeure de l’Université à l’ULB

Bérengère Marques-Pereira est une politologue belge, professeure au département de sciences politiques de l’Université Libre de Bruxelles. Elle a été présidente de l’Association belge de science politique et a créé le groupe de travail «genre et politique». Ses publications sont centrées sur la citoyenneté des femmes, l’avortement, l’égalité femmes/hommes, le féminisme, la politique latino-américaine.  


Guérilla kit - Ruses et techniques des nouvelles luttes anticapitalistes.

Nouveau guide militant,

Morjane Baba, 2003.

Une nouvelle radicalité émerge et réinvente les formes et les techniques de la contestation politique. Le monde des hommes et des femmes en lutte est celui de la ruse et de l’imagination face à la force et à la raideur du pouvoir et des formes d’oppression contemporaine, masquées sous les habits de tolérance, de libéralisme et de mondialisation. Morjane Baba a arpenté les maquis des luttes sociales et a rassemblé ses notes de voyage dans ce guide. Ce n’est  pas un nouveau Capital ni un nouveau manifeste, c’est un livre objet, à monter soi-même, une trousse à outils à utiliser pour bricoler ses propres armes.


L’IVG en quelques dates

  • En 1970, l’association belge pour la dépénalisation de l’avortement est créée, une première proposition de loi est effectuée par le sénateur Calewaert;
  • En 1971, en France, les choses évoluent avec deux évènements majeurs: la publication du manifeste des 343 personnalités qui reconnaissent avoir avorté, illustrant ainsi parfaitement les élans de haine qui entourent ces questions 1, et le procès de Bobigny, jugeant une adolescente pour avoir avorté après un viol. En Belgique, un réseau d’entraide est mis en place en Flandre et en Wallonie: SOS avortement;
  • En 1973, éclate l’affaire du Docteur Peers, arrêté pour avoir pratiqué illégalement des avortements. Les réactions sont fortes, 200 000 personnes manifestent en soutien et 200 médecins annoncent publiquement avoir pratiqué l’opération. Suite à cette mobilisation, l’interdiction de la distribution de contraceptifs et de sa publicité sera levée. Ainsi, «les périodes sans grossesses sont de de plus en plus fréquentes et ouvrent d’intéressantes  perspectives dans plusieurs domaines», la maternité devient un choix. à partir de là, les centres hospitaliers pratiquant l’avortement se multiplient et de plus en plus de comités s’engagent pour sa dépénalisation;
  • En 1990, l’avortement est dépénalisé (l’interdit pénal demeure sauf si l’IVG est pratiquée dans les 12 semaines pour les femmes manifestant un «état de détresse» et dans certaines conditions. Si l’ensemble de ces conditions ne sont pas respectées, les sanctions pénales sont toujours possibles). Pour l’anecdote, le Roi Baudouin, opposé à cette décision, a été déchargé de ses fonctions pendant une journée, le temps que le texte soit voté;
  • Depuis 2016, six propositions de loi ont été déposées pour sortir une fois pour toutes l’avortement du code pénal en commission de la Justice de la Chambre (Défi, PS, ÉCOLO-GROEN, SPa, Open VLD et PTB-PVDA). Le cdH, quant à lui, vient de déposer une proposition qui maintient l’avortement au-delà des 12 semaines dans le Code pénal. Le cdH propose en réalité le maintien d’un statu quo.

1. Voici le texte signé: «Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre.»

juin 2018

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