La fabrique de la ménopause

Mardi 11 juin 2019

Loin d’être universelle, la notion de «ménopause» est le produit de représentations sociales dont les significations varient.

  « Vous croyez que c’est un phénomène anormal et qui n’arrive qu’aux femmes Mayas?»[1] C’est ainsi que les femmes mayas du Yucatan au Mexique répondent à Yewoubdar Beyene lorsque cette anthropologue entreprend d’évoquer avec elles leurs expériences de la ménopause. Dans la langue maya, en effet, il n’existe pas de terme pour signifier ce que l’Occident entend par «ménopause» et, plus encore, les représentations sociales des mayas n’accordent pas un grand intérêt à ce phénomène dont on ne fait pas un sujet de discussion particulier.

Dans un autre contexte culturel, celui des béti au Cameroun, la ménopause possède au contraire une signification importante parce qu’elle entraîne un changement de statut social pour les femmes, lesquelles, à partir du moment où elles sont ménopausées peuvent accéder à des fonctions de pouvoir, politiques, sociales et religieuses[2]: n’étant plus menstruées, elles assistent au tribunal coutumier, elles sont consultées pour la gestion des conflits familiaux ou fonciers et elles participent à certains rites importants. La ménopause constitue une période valorisée, une période d’initiative et d’accomplissement pour les femmes béti. Cette valorisation se traduit dans la langue puisque les femmes qui n’ont plus de règles sont désignées sous le terme nya mininga: «femmes importantes».

Ces exemples tirés de la littérature anthropologique portant sur les expériences de la ménopause de par le monde illustrent le fait que loin d’être universelle, la notion de «ménopause» est le produit de représentations sociales dont les significations varient.

La ménopause, «invention très récente»

La ménopause est une catégorie médicale, héritière des Lumières et du processus de catégorisation du monde qui en découle. Elle naît sous la plume de Charles de Gardanne, médecin français qui, dans son ouvrage Avis aux femmes qui entrent dans l’âge critique daté de 1816 utilise pour la première fois le terme «menespausis», (formé sur le grec mêniaia «menstrues» et pausis «fin, cessation»), pour faire référence à ce qui était jusqu’alors nommé «âge critique». Dans la deuxième édition de l’ouvrage en 1821, il adopte le terme «ménopause» qu’il utilise dans le titre: De la ménopause ou de l’âge critique des femmes[3] . La création de ce terme s’inscrit dans le processus de division binaire et de hiérarchisation des sexes à l’œuvre au cours du XVIIIe siècle. Comme l’ont souligné les travaux de Thomas Laqueur, cette division était auparavant moins marquée dans les représentations: les sexes étaient pensés sur un continuum, les organes génitaux féminins perçus comme une version interne des organes génitaux masculins, les flux corporels n’étaient pas assignés de manière fixe à l’un ou l’autre sexe et le vieillissement était pensé comme un processus commun aux deux sexes. L’invention de la catégorie «ménopause» vient ainsi signifier un processus proprement féminin, vecteur de pathologies et potentiellement dangereux, comme nous le verrons. En ce début de XIXe siècle, la ménopause est pensée dans le cadre de la théorie humorale comme le résultat d’un manque de force pour expulser le sang. Elle est décrite comme un déséquilibre et construite comme terreau de la pathologie. «Les maladies qui affligent les femmes à l’âge critique sont si nombreuses[4] » prévient Charles de Gardanne dans son ouvrage, où la ménopause est associée à un cortège de maux: fièvres, inflammations de la peau, maladies des articulations, ulcères, furoncles, ophtalmies, angines, hémorroïdes... Au tournant du XXe siècle, la conception hormonale du corps prend le pas sur la théorie des humeurs. Dès lors, la ménopause est décrite comme carence hormonale. Le gynécologue américain Robert A. Wilson soutient ainsi au cours des années 1960 que la ménopause est une pathologie due à une carence en hormones au même titre que le diabète et le dysfonctionnement de la thyroïde. Dans l’ouvrage Feminine Forever, il explique que «la ménopause est un dysfonctionnement menaçant ‘l’essence féminine’[5] » . La représentation des œstrogènes, construite comme principe de féminité, nourrit cette conception médicale qui met en équation ménopause et exclusion de la féminité.

Un processus qualifié de «problème à soigner»

L’étude d’ouvrages médicaux actuels met en lumière trois champs lexicaux dans les descriptions de la ménopause: celui de la pathologie (bouffées de chaleur, sécheresse vaginale, troubles de l’humeur), celui de la déficience (on trouve de manière systématique les termes «carence hormonale» et «déficit ovarien», par exemple) et celui du risque (risque d’ostéoporose et de cancers). Ainsi, la ménopause n’est pas décrite comme une simple transformation liée au cours du vieillissement normal, mais comme un processus déficitaire aux effets nocifs. Ce faisant, les discours médicaux entretiennent l’idée qu’elle est un problème de santé à soigner, que toutes les femmes ont des symptômes invalidants à la ménopause et que toutes vivent difficilement cette période. Ce sont finalement les représentations du vieillissement féminin négatives et pathologisées qui sont ici en jeu. En outre, penser la ménopause comme une carence, revient à faire de la ménopause non pas l’entrée dans une nouvelle norme hormonale, mais une exclusion de cette norme. La carence hormonale, est, en effet, calculée à partir des taux hormonaux des femmes en période de fécondité, pris pour standard et présentés comme norme. Ce faisant, les discours et pratiques médicales mobilisent des représentations d’un féminin défini par la fécondité. Enfin, il est intéressant de noter que si la ménopause est autant investiguée dans les discours médicaux, le vieillissement au masculin l’est beaucoup moins. Le vieillissement masculin est moins pensé comme délétère et une catégorie comme celle de l’«andropause» peine à se faire une place dans les discours et les pratiques médicales. Une hiérarchie des vieillissements est ainsi à l’œuvre: un vieillissement féminin dont la ménopause est la porte d’entrée, placé du côté de la déficience et largement dévalorisé et un vieillissement masculin valorisé, synonyme de maturité.

Des vécus pourtant différents

Une enquête[6] auprès de femmes ménopausées a permis d’éclairer leurs vécus, leurs représentations et leurs pratiques à la ménopause. Si les femmes rencontrées perçoivent la ménopause comme un déséquilibre potentiellement chargé de risques, leurs expériences et leurs représentations de la ménopause ne sont pas toutes négatives. De nombreuses femmes soulignent, en effet, la libération qui accompagne la ménopause. Cette libération est double: elle concerne la gestion des menstruations et celle de la fécondité du couple. Être ménopausée, c’est, en effet, ne plus avoir à réaliser le travail d’invisibilisation du flux menstruel et être déchargée de la crainte des grossesses et de la contraception. Dans leurs mots, il s’agit bien d’«être libérée» de ces contraintes fortes. Les expériences et représentations des femmes s’avèrent également hétérogènes, ce qui s’explique par différents facteurs. Ainsi, l’âge auquel on devient ménopausée: être ménopausée à 45 ou à 55 ans entraîne des représentations différentes; certaines femmes ménopausées dans la quarantaine évoquent le sentiment d’être «trop jeunes» parce que les normes de féminité instituent qu’une femme de 40 ans doit encore être féconde, tandis que d’autres femmes, ménopausées dans leur cinquantaine, voient ce processus comme normal et inscrit «dans l’ordre des choses».

La relation au médecin a également un rôle important dans les expériences de ménopause: selon que le médecin prend en compte le vécu des femmes, leur souhait en termes de traitement, leurs savoirs expérientiels et leurs compétences, ou qu’il n’y prête que peu d’attention, des expériences positives ou négatives ont été observées.

Le contexte professionnel et social dans lequel sont vécues les manifestations corporelles est également à prendre en compte: les expériences des bouffées de chaleur apparaissent ainsi bien différentes pour Roselyne, ouvrière dans une usine et résidant dans un village de campagne et pour Pascale, secrétaire générale dans la fonction publique et parisienne, parce qu’elles ne mettent pas en jeu les mêmes représentations du corps et des médicaments, les mêmes types d’interaction et les mêmes rapport de pouvoir dans le contexte professionnel pour ces deux enquêtées.

Enfin, les représentations et les réactions du conjoint[7] face à la ménopause ont des effets sur les vécus des femmes, que le conjoint se révèle soutien bienveillant, indifférent et peu à l’écoute ou dépréciatif.

Ainsi, loin de n’être qu’un processus physiologique, la ménopause apparaît bien comme une expérience sociale, au cours de laquelle les représentations sociales, les normes et les interactions sont très largement à l’œuvre.

Cécile Charlap, Docteure en sociologie  

[1] Yewoubdar Beyene, From Menarche to Menopause: Reproductive Lives of Peasant Women in Two Cultures, Albany, State University of New York Press, 1989 , p.122, notre traduction. [2] Voir Jeanne-Françoise Vincent, «La ménopause, chemin de la liberté selon les femmes beti du Sud-Cameroun», Journal des africanistes, 2003, vol. 73, n°2, pp.121-136 et Josiane Mbarga, La construction sociale de la ménopause. Vécu et perception en Suisse et au Cameroun. Paris, Éditions L’Harmattan, 2010 . [3] Charles-Pierre-Louis de Gardanne, De la ménopause ou de l’âge critique des femmes, Paris, Méquignon-Marvis, 1821. [4] Charles-Pierre-Louis de Gardanne, Avis aux femmes qui entrent dans l’âge critique, Paris, Gabon, 1816, p. ix. [5] Robert Wilson, Feminine Forever, Pocket Books, 1966, p. 113, notre traduction. [6] Enquête par entretiens réalisée entre 2010 et 2015 dans le cadre d’une thèse de sociologie menée à l’Université de Strasbourg. Les entretiens ont été réalisés auprès de 30 femmes ménopausées âgées de 45 à 65 ans, de milieux sociaux variés, résidant en France, dans des grandes villes du centre, de l’ouest et de l’est ainsi que dans des petits villages du Nord et du centre. [7] Sur les 30 femmes rencontrées, une seule est en couple avec une femme, mais elle n’a pas souhaité aborder les réactions de sa conjointe. Nous analysons donc les expériences des autres enquêtées, qui ont été ou sont en couple avec un homme.  

Cécile Charlap est docteure en sociologie. Sa thèse, menée à l’Université de Strasbourg et intitulée «La fabrique de la ménopause. Genre, apprentissage et trajectoire», porte sur la construction sociale de la ménopause et son vécu en France. Elle a obtenu le Prix Observatoire nivea/CNRS en 2010 pour ses travaux de thèse. Elle est actuellement chercheuse en post-doctorat à l’Université Lille 3.


Âgisme et sexisme

Il y a quelque temps, le chroniqueur Français, Yann Moix, 50 ans, se déclarait incapable d’aimer une femme de son âge: «Je trouve ça trop vieux». Propos sur les femmes qui corroborent ceux qu’a tenus Madonna dernièrement dans une interview: «Je pense que le sexisme et l’âgisme vont de pair. Je ne pense pas que les hommes subissent l‘âgisme, c’est une discrimination sexiste. Je trouve cela très injuste que les gens soient dérangés par le fait que j’explore la sexualité dans ma musique ou que je continue à mettre en avant ma sexualité sur scène, par exemple, ou que je m’amuse. Apparemment, on n’a pas le droit de s’amuser passé l’âge de 50 ans quand on est une fille. Mick Jagger a le droit de s’amuser, si vous êtes Mick Jagger, vous avez le droit de sortir avec une fille de 25 ans, mais si vous êtes moi, vous êtes une connasse, une putain, une salope». Rappelons que lors de sa prestation à l’occasion du Super Bowl 2012, alors qu’elle était âgée de 53 ans, une avalanche de tweets la critiquant ont déferlé sur le net, dont voici quelques exemples: «Avez-vous vu cette grand-mère se déhancher sur le plancher de danse?», «Tu sais que le temps a passé quand le fait de voir Madonna à genou ne t’excite vraiment plus»[1] . Il semble, en effet, qu’il soit plus compliqué de vieillir quand on est une femme. Le cinéma aussi est un indicateur intéressant de ce mélange de sexisme et d’âgisme: la différence d’âge entre les couples à l’écran: «Dans Pretty Woman, Julia Roberts avait 22 ans. Richard Gere, 40. Dans Tout Peut Arriver, Jack Nicholson (66 ans) est courtisé et courtise Amanda Peet (31 ans). Dans Magic in the Moonlight, Emma Stone (25 ans) est amoureuse de Colin Firth (53 ans)»[2]. En France, l’année dernière, la commission AAFA-Tunnel de la Comédienne de 50 ans a publié dans Le Monde une tribune pour rendre visibles les femmes de plus de 50 ans dans les fictions. Y était rappelé que «Aujourd’hui, en France, une femme majeure sur deux a plus de 50 ans: 51 % de la population féminine majeure, un quart de la population majeure totale. Mais cette majorité réelle dans la vie est traitée comme une minorité invisible dans les fictions! Sur l’ensemble des films français de 2015, seuls 8 % des rôles sont attribués à des comédiennes de plus de 50 ans. En 2016, c’est encore moins: 6 %. Les personnages féminins ne vieillissent pas, ils disparaissent des écrans! À l’inverse de leurs partenaires masculins, à l’image, les femmes ne semblent avoir qu’une alternative: ê tre jeunes, ou rester jeunes». «Invisibilisation» que l’on retrouve dans le témoignage d’Elodie, 52 ans dans le magazine suisse Le Temps, lorsqu’elle évoque sa séparation: «De retour sur le marché de la séduction, je suis tombée à la renverse. Dans la rue, les transports publics et les soirées, j’ai tout à coup réalisé que je possédais un superpouvoir: l’invisibilité. Désormais, plus aucun homme ne me voit. Dans le train par exemple, la plupart des hommes fixent leur portable, et s’ils lèvent les yeux, ils me passent à travers. Je vous assure: une femme quinquagénaire devient subitement invisible!». Notons la double peine des femmes: celle d’être harcelées dans l’espace public lorsqu’elles sont jeunes, celle de ne plus l’être lorsqu’elles sont plus vieilles, preuve du manque d’intérêt qu’elles suscitent à ce moment-là. Dans un article des Inrock, la sociologue Juliette Rennes revenait sur le double standard hommes/femmes et explique: «Des travaux de sciences sociales ont montré que les femmes qui deviennent des hommes trans ‘rajeunissent’: une personne trans de 40 ans devenue homme tend à être perçue comme ‘plus jeune’ qu’elle ne l’était en tant que femme, bien que son âge civil n’ait pas changé; du moment où on catégorise une personne comme étant un homme, on s’intéresse moins à ses rides ou ses poches sous les yeux… Inversement les hommes qui deviennent femmes à 40 ans se rendent souvent compte de l’âgisme qui pèse sur les femmes.» Juliette Bossé , secteur communication [1] Métro 13/02/2012. [2] 2. Madmoizelle.com, 22/05/2015.  

juin 2019

éduquer

147

Du même numéro

Marché scolaire et inégalités : le SeGEC fait encore des siennes !

Le 27 avril 2019, à un mois des élections, le Secrétariat général de l’Enseignement Catholique (SeGEC), avait lancé une campagne pour le refinancement du réseau libre à hauteur de celui de l’enseignem...
Lire l'article

Eduquer 147: Âgisme: discriminé·e·s à cause de leur âge

« Tu n’as pas pris une ride ! », « elle fait jeune pour son âge ! », « le petit vieux, le papy », ou alors, dans une file de supermarché : «vous qui êtes vieux, vous pourriez partir en vacances ou fai...
Lire l'article

Âgisme: discriminé·e·s à cause de leur âge

«Tu n’as pas pris une ride!», «elle fait jeune pour son âge!», «le petit vieux, le papy», ou alors, dans une file de supermarché: «vous qui êtes vieux, vous pourriez partir en vacances ou faire vos co...
Lire l'article

Articles similaires