« Changer l’enseignement des maths, changer l’image du prof aussi »

Lundi 2 mai 2016

A quoi servent les mathématiques ? Peut-on en retirer du plaisir ? Quelles pistes pour l’enseignement des mathématiques en secondaire ? Entretien avec Isabelle Wettendorff, chargée d’exercices à l’ULB, ancienne enseignante en secondaire et supérieur, ancienne chercheuse au CREM (Centre de Recherches sur l’Enseignement des Mathématiques[1]).

  François Chamaraux : Pourquoi enseigner les mathématiques ? En a-t-on besoin au quotidien ?

Isabelle Wettendorff : En Belgique, quand les besoins fondamentaux sont satisfaits, on a aussi besoin de maîtriser un minimum de mathématiques dans diverses circonstances. Pour vérifier un compte, comprendre ce que représente une réduction de 20 %, contracter un crédit, accepter un héritage...

F.Ch.: A quel niveau de connaissances ce bagage devient-il utile?

I.W. : Au tronc commun à tous les futurs citoyens, grosso modo le secondaire inférieur. Une aisance suffisante dans les quatre opérations, les pourcentages, les fractions, les proportions, les grandeurs.

F.Ch. : Les mathématiques sont souvent utilisées comme outil de sélection. Les mathématiques forment-elles le raisonnement, la rigueur ?

I.W. : Bien sûr, mais il n’y a pas que les maths qui forment le raisonnement ! Il y a aussi la dissertation, qui est par excellence l’art d’organiser le raisonnement. On m’a dit qu’en polytech, il y a quelque temps, les étudiants en tête de promo étaient premiers en dissertation, pas en math. Quant à l’idée de rigueur, elle dépend de l’âge et n’a pas le même sens pour un enfant et un adulte. Cela ne vient pas en une fois. A l’école primaire, on fait des démonstrations visuelles. Plus tard seulement, on apprend à ne pas croire uniquement ce que l’on voit.

F.Ch.. : Vous utilisez l’expérimentation en mathématiques ?

I.W. : Oui. La manipulation perturbe les idées et force les élèves à aller plus loin. Je pense, par exemple, à une expérience mise au point au CREM visant à distinguer la proportionnalité de la non-proportionnalité. Cela se passe en première et deuxième secondaire. Voici l’expérience : quelle quantité d’eau faut-il pour remplir une hauteur h dans un cylindre, 2h, 3h ? Là, on a proportionnalité : il faut deux fois plus d’eau pour une hauteur doublée. Puis on double le diamètre du cylindre. Quelle quantité d’eau pour avoir la même hauteur, si le diamètre est doublé ? Les élèves s’aperçoivent qu’il en faut quatre (et non deux) fois plus. Si le diamètre est triplé ? neuf (et non trois) fois plus. Ces constatations les troublent. Suit alors un travail sur les points expérimentaux (volume d’eau en fonction du diamètre), l’aspect graphique. La formule du volume du cylindre, Pi R2 h, est un prolongement possible. C’est ce qu’on appelle la « phase d’institutionnalisation ». On compare alors les deux situations : proportionnalité pour le lien entre hauteur - volume, et non-proportionnalité pour le lien diamètre - volume. Il y a une grosse différence entre la démarche constructiviste, où la formule du volume du cylindre arrive après la réflexion, et ce que j’appelle la démarche monumentaliste (« promener les élèves dans le grand musée des maths »), où la formule du cylindre est donnée directement. Dans l’ensemble la méthode « constructiviste » semble plus efficace. On n’amène pas les résultats « tout cuits ». Il y a alors un réel plaisir de l’effort, quand on laisse le temps à l’élève de construire quelque chose.

F.Ch. : Et le passage vers l’abstrait ? Comment quitter les représentations pour aller vers les concepts ?

I.W. : L’abstrait (en particulier les démonstrations) pourrait commencer formellement plus tard. Je pense qu’on commence trop tôt avec les démonstrations. Pour un ado en première, deuxième ou troisième secondaire, une démonstration n’a souvent aucun sens. Ils ont besoin de concret à cet âge. On pourrait les amener progressivement à la résolution de problèmes plus abstraits, à partir de jeux, devinettes, défis. On doit également les encourager à utiliser des représentations visuelles. J’ai pour principe de ne pas refuser aux élèves les outils dont ils ont besoin. S’ils ont besoin de découper, de manipuler, de faire des dessins de petits carrés au lieu de calculer, je les laisse faire. On a besoin de visualiser pour donner du sens. Chacun a sa vitesse. Certains restent avec les représentations qui les sécurisent, d’autres passeront à la méthode plus abstraite et plus rapide lorsqu’ils percevront son efficacité. Mais il faut que cela ait du sens pour eux. C’est tout le rôle du professeur, au fond, de montrer l’efficacité d’un nouvel outil. N’oublions pas qu’une des motivations principales des math, ce sont les raccourcis. C’est aussi un enseignement pour la vie : chercher le moyen de faire le plus court, le plus efficace.

F.Ch.. : Encouragez-vous le travail en groupe ?

I.W. : Différentes réactions sont souvent observées chez les élèves. Il y a « moi je vais plus vite tout seul ». Pour d’autres, on observe du plaisir à expliquer, à tutorer les plus lents. La culture du travail en groupe est peu présente en secondaire. Pourtant, il y a le plaisir du « inventer ensemble ». Et l’évaluation pose beaucoup de questions. C’est difficile. Une façon de faire, par exemple, est de tirer au sort un des élèves d’un groupe, qui vient présenter le travail collectif et la note est pour tout le monde. Cela pose des problèmes intéressants de gestion des relations humaines dans le groupe …

F.Ch. : En quoi consiste le travail du CREM ?

I.W. : Les chercheurs au CREM sont ou ont été pour la plupart enseignants. Le CREM propose des publications, des formations, pour les instituteurs et professeurs de mathématiques du secondaire. La spécificité du CREM est de travailler une problématique de façon longitudinale, de la maternelle jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire. Il y a des interactions souhaitées avec des professeurs d’autres disciplines, comme, par exemple, dans la recherche “Pour une culture mathématique accessible à tous” où certaines séquences abordent les concepts via des textes historiques. Du point de vue de l’enseignement des mathématiques, l’angle historique peut être intéressant : les enfants aiment bien ce jeu qui consiste à apprivoiser les autres systèmes de numération, romain, maya, égyptien. Et l’Antiquité fait rêver. Savoir d’où l’on vient et quelles ont été les difficultés rencontrées placent aussi les mathématiques comme construction humaine.

F.Ch. : Le CREM fait-il des propositions pour les autorités qui élaborent les programmes ?

I.W. : Pas directement. La mission du centre n’est pas d’élaborer des programmes, même si en 1996, il a publié les résultats d’une recherche intitulée « Les mathématiques de la maternelle jusqu’à 18 ans : essai d’élaboration d’un cadre global pour l’enseignement des mathématiques ». Le centre diffuse les résultats de ses recherches auprès des enseignants. Je suis convaincue que la qualité de l’enseignement est essentiellement liée à l’enseignant. Laissons- le choisir ses outils. On ne va pas imposer à un professeur de maths de faire de l’histoire s’il n’aime pas cela, cela n’a pas d’intérêt. Chacun peut avoir son approche (par les arts, l’histoire, la physique, la musique, les origamis[2], etc.)

F.Ch. : Ce qui nécessite que les profs de maths s’intéressent à autre chose qu’aux maths !

I.W. : Bien sûr.

F.Ch. : Vous croyez au changement par le bas, en somme ? I.W. : Je crois aux changements par le bas, mais soutenus par le haut. La direction d’un établissement doit soutenir les initiatives d’un enseignant qui veut faire autrement et sait pourquoi, dans le cadre d’une dynamique de l’établissement. Parfois au moyen de réunions, même informelles, ou éventuellement institutionnalisées. Des réunions d’équipe, en trouvant le juste milieu entre « réunionnite » et « pas du tout de réunion ». Cela fait toujours du bien pour un prof en réflexion ou en difficulté de pouvoir en parler. En fait, s’il fallait changer quelque chose dans le système éducatif, ce n’est peut-être pas tant les programmes que l’image des enseignants. Lorsque j’ai annoncé ma décision d’enseigner, on a dit autour de moi « tu ne vas quand même pas faire enseignante ? ». Sous-entendu : « quel dommage ! ». On ne devrait pas dire cela, on ne devrait pas trouver normal d’entendre cela.

F.Ch. : c’est parce que, souvent, les enseignants choisissent cette voie par dépit, parce qu’ils n’ont pas eu leur concours pour être chercheur, ou par dégoût du métier d’ingénieur.

I.W. : Dans ce deuxième cas, je trouve que c’est parfois une bonne chose. Il ne s’agit pas toujours de choix par dépit, mais bien d’un choix d’un métier qui fasse plus de sens. Il y a actuellement du sang neuf dans l’enseignement grâce à ce type de personnes.

F.Ch. : pour résumer, qu’est-ce qui vous motive ?

I.W. : Faire des maths ! Donner du sens aux concepts. Par la manipulation, par la représentation d’une situation. Donner le goût des mathématiques, montrer que cela peut être un plaisir.

François Chamaraux, Docteur en physique [1] www.crem.be [2] Il existe tout une branche très sérieuse des mathématiques par l’origami : par le pliage du papier suivant quelques règles simples, on peut résoudre des problèmes inattaquables par les moyens de la géométrie traditionnelle (règle et compas).

mai 2016

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